Mélenchon n’est pas dans une « tradition trotskiste »

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POLÉMIQUE

LA DÉRIVE DE MÉLENCHON N’EST PAS UNE CONTINUITÉ TROTSKISTE

Mercredi 31 mai 2017 par Brigitte Stora

Suite à la publication sur notre site de l’entretien dans lequel l’historien israélien Simon Epstein inscrit le refus de Jean-Luc Mélenchon d’appeler ses électeurs à voter pour Emmanuel Macron au second tour des présidentielles françaises dans une continuité trotskiste, la journaliste et documentariste Brigitte Stora a souhaité réagir en reprécisant l’attitude des trotskistes pendant la Seconde Guerre mondiale et en nuançant leur rapport à la Shoah.

 

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Je ne saurais prétendre aux connaissances historiques de Simon Epstein pour qui j’ai la plus grande estime. Toutefois l’interview publiée dans les colonnes du site du CCLJ m’a plongée dans une certaine perplexité.

La thèse défendue ne semble pas souffrir de contradictions ; Jean-Luc Mélenchon, candidat de La France insoumise aux dernières élections présidentielles françaises, en refusant de manière irresponsable d’appeler clairement à voter contre le Front National et donc pour Emmanuel Macron ne ferait que s’inscrire dans une attitude idéologique que les trotskistes avaient adoptée face aux nazis.

L’envie de nuancer fortement ses propos a eu pour bénéfice de me replonger non sans plaisir… quelque 30 ans en arrière. Dans ces débats qui, à bien des égards peuvent paraître byzantins à certains ou talmudiques pour d’autres… Je me suis autorisé à verser quelques éléments de réflexions.

Beaucoup de choses que rappelle Simon Epstein sont indiscutables. La ligne de défaitisme révolutionnaire des trotskistes, héritage de la position communiste et pacifiste face à la guerre de 1914-1918 était une ligne désastreuse. Pire, elle n’a fait que très peu l’objet d’une réelle remise en question ultérieure.

Après la guerre, les trotskistes se rattachaient alors à la position du vieux Léon, à sa lutte sans faille contre le fascisme, à la résistance de nombreux trotskistes, morts fusillés, déportés ou parfois exécutés dans les maquis par leurs « camarades » staliniens. Cela aura peut-être permis un solde de tout compte sur les erreurs passées…

Mais il faut peut-être rappeler que toute sa vie, Trotski ne cessa de combattre le fascisme. Seul, dès 1931, il s’oppose à la ligne criminelle du Komintern qui cible en priorité les socio-démocrates allemands et permettra la victoire d’Hitler. Du fond de ses exils, Trotski qui n’a pas plié devant Staline et que beaucoup considèrent comme leur prophète persécuté, appelle sans relâche au « front unique ouvrier ».

Marcher séparément, frapper ensemble

« Marcher séparément, frapper ensemble ! On peut se mettre d’accord sur ce point avec le diable sa grand-mère et même avec Noske et Grzesinski ». 1 écrit-il. Ce front unique, cette alliance nécessaire pour battre le nazisme avait alors un coût particulier … ces responsables socio-démocrates n’avaient pas vraiment le style patelin de Hollande ou de Macron … Ils se nommaient Noske et Grzesinski, responsables de l’assassinat des dirigeants spartakistes Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht lors de la révolution allemande de 1919.

Trotski écrira des milliers de pages, appelant à des fronts uniques, des alliances, dénonçant sans cesse la politique de Staline qui permit les victoires du nazisme mais aussi la défaite de la république espagnole. « Ouvrier communiste, si le fascisme arrive au pouvoir, il passera comme un tank effroyable, sur vos crânes et vos échines. Le salut se trouve uniquement dans une lutte sans merci. Seul le rapprochement dans la lutte avec les ouvriers sociaux-démocrates peut apporter la victoire. Dépêchez-vous, ouvriers communistes, car il vous reste peu de temps ! ».

Toute honte bue, les staliniens utiliseront pourtant à l’endroit de Trotski et de l’opposition de gauche l’adjectif infamant de « hitléro-trotskiste »… en Allemagne, en France, contre les militants du POUM en Espagne, etc. Ce vocable mériterait une plus ample réflexion. Forgé à l’heure des procès de Moscou de 1936 et 1937, il vise essentiellement des militants … juifs.

Toujours lucide, Trotski n’esquiva pas les coups et notamment le cumul pervers des deux imputations, judaïsme et antisémitisme, chez les mêmes accusés : « Le dernier procès de Moscou fut mis en scène dans l’intention, à peine dissimulée, de présenter les internationalistes comme des traîtres Juifs capables de se vendre à la Gestapo allemande. Depuis 1925 et surtout depuis 1926, une démagogie antisémite, bien camouflée, inattaquable, va de pair avec des procès symboliques contre de prétendus pogromistes ». Cela n’est peut-être pas sans rappeler une certaine phraséologie plus récente qui vise à nazifier …Israël.

Plus tard, pendant la guerre, l’insulte « hitléro-trotskiste » avait sans doute une saveur particulière ; il s’agissait alors  pour les staliniens de se laver du pacte germano-soviétique, (que les trotskistes combattaient) en faisant porter à Trotski et aux militants trotskistes le nom de leur bourreau…

Plus errants que jamais

Un peu comme celui de Jaurès en aout 1914, l’assassinat de Léon Trotski par un agent stalinien le 20 août 1940 (que son nom soit effacé) survint peut-être au pire moment. Les militants sont désemparés, orphelins, plus errants que jamais. La clandestinité, les infiltrations et la parano sont la règle. Persécutés partout par les « étoiles jumelles » du fascisme et du stalinisme, ils ne s’en remettront pas. Pourtant le 30 août 1940, leur Journal, La vérité, premier journal clandestin paraît. Au même moment Jacques Duclos, pour le Parti communiste (PCF) envoie une délégation auprès de la kommandantur à Paris pour demander la reparution légale de l’Humanité au nom du pacte germano soviétique…

La ligne « défaitiste » de la quatrième internationale était loin de faire l’unanimité et fit parfois l’objet de critiques de la part de militants trotskistes comme Laurent Schwartz ou Marcel Bleibtreu, Jean Rous, Fred Zeller. Toutefois, si cette ligne les fait prioriser le travail de « fraternisation envers les ouvriers sous l’uniforme allemands », cette résistance, à haut risque, qui les mène à diffuser de la propagande anti-guerre dans les casernes et à recruter des soldats allemands n’avait rien de déshonorable… Il y eut quelques « succès » à l’échelle de leurs modestes forces. (D’ailleurs en 1941, Artur London, l’auteur de l’Aveu fut aussi responsable pour les communistes du « travail allemand ».)

Résistants, par leur propagande ou parfois par les armes, beaucoup de militants ont été exécutés ou sont morts déportés comme Gérard Bloch, Abraham Léon ou Marcel Hic à qui David Rousset, son compagnon de déportation a dédié son ouvrage, L’univers concentrationnaire, paru en 1946. David Rousset, arrêté, torturé puis déporté pour avoir entrepris un travail de démoralisation auprès de soldats de la Wehrmacht écrira un an plus tard Les jours de notre mort. Ces deux livres sont peut-être les tout premiers témoignages sur les camps de la mort.

Il y eut aussi des épisodes plus sombres encore où les trotskistes furent éliminés physiquement par leurs compagnons de maquis, comme celui de Wodli en Haute-Loire. Ainsi, Pietro Tresso, le « trotskiste » italien, (proche de Bordiga et Gramsci) Abraham Sadek, Maurice Sieglmann et Jean Reboul furent exécutés par les staliniens avec lesquels, le 1er octobre 43, ils s’étaient évadés de la prison du Puy-en-Velay. Je n’ai pas la prétention de faire ici un exposé exhaustif de l’engagement trotskiste pendant la guerre bien qu’il ne s’agisse en définitive que d’une poignée de militants. La bravoure des uns ne saurait d’ailleurs laver les fourvoiements des autres.

Mais la partie de l’analyse de Simon Epstein qui m’a sans doute le plus étonnée, voire heurtée, est cette affirmation. A cause de leur ligne calamiteuse, « Les trotskistes ne peuvent pas parler de la Shoah ! ». La réalité me semble infiniment plus douloureuse.

La plupart d’entre eux sont juifs

Si les trotskistes, pas moins que les autres, ne peuvent pas parler de la Shoah, c’est parce que la plupart d’entre eux sont juifs ! Or pour ces Juifs révolutionnaires qui avaient fait de leur combat un passeport de sortie du ghetto, la Shoah fut une catastrophe dans la catastrophe. Presque tous personnellement meurtris, il leur fallut en plus affronter cette « mise en exception radicale » que toute leur vie, ils avaient rejetée. Cette tragédie fut celle de tous les Juifs révolutionnaires, qu’ils furent communistes, anarchistes trotskistes.

Ce drame leur était intime, personnel, brûlant, non partageable, il était une blessure qui aurait pu briser les plus grands élans révolutionnaires, il renvoyait le sujet au cœur de sa solitude en le retranchant d’un collectif convoité et rassurant.

De plus, la shoah se doublait d’une remise en question des fondamentaux du marxisme. L’assassinat des Juifs n’avait pas de fonction économique. Le nazisme en avait fait le principal objectif de la guerre quitte… à la perdre. En outre, pouvaient-ils encore, sans honte ni culpabilité, à la fois personnelle et politique, évoquer une « question juive » pour laquelle Hitler avait proposé une solution … finale.

Le silence des Juifs en politique fut l’écho de celui qui régnait dans les familles juives d’alors; un silence à la fois fondateur, réparateur et destructeur, un temps de deuil nécessaire mais hélas éternel. Ce silence qui se confondra avec l’oblitération de leur propre nom ne sera pas sans conséquences ultérieures. Cet effacement sera comme un chaînon manquant, un trou noir, une impossibilité à transmettre.

Aujourd’hui, je pense que les dérives de l’extrême gauche sont peut-être aussi issues de cet intransmis. Trotski et la question du sionisme, des Juifs, de l’antisémitisme mériteraient un long développement. Il est toutefois assez effarant de constater que les délires actuels de certains « trotskistes » s’appuient en réalité sur des analyses, un imaginaire et un vocabulaire staliniens que Trotski avait, en son temps, dénoncés.

Fidèle à une vision du monde marxiste qui prévalait alors (et ce jusque dans les années 1970.) Le dirigeant bolchévique vivait sa judaïté comme un particularisme religieux voire nationaliste, un retranchement face à l’aspiration universaliste. La seule « particularité » de Trotski, sans doute liée à son intransigeance, sa clairvoyance et un courage hors norme aura consisté en une dénonciation  sans faille de l’antisémitisme. Et cela, sa vie durant.

Alors président du soviet de Saint-Pétersbourg, Trotski prit part en 1905 à la création des unités d’autodéfense juives à Kiev et à Saint-Pétersbourg. Cet acte fut le premier d’une série d’interventions de Trotski contre les manifestations anti-juives, jusqu’à son assassinat en 1940. Dans son autobiographie « ma vie », il a écrit des pages parmi les plus poignantes sur les pogroms. Avec une effrayante intuition, Trotski pressentit dès 1938, la possibilité du génocide des Juifs : « Le nombre de pays qui expulsent les Juifs ne cesse de croître. Le nombre de pays capables de les accueillir diminue (…) Il est possible d’imaginer sans difficulté ce qui attend les Juifs dès le début de la future guerre mondiale. … Le prochain développement de la réaction mondiale signifie presque avec certitude l’extermination physique des Juifs ».

Ou encore : « Aujourd’hui, la société capitaliste en déclin essaie de presser le peuple juif par tous ses pores : dix-sept millions d’individus sur les deux milliards qui habitent la terre, c’est-à-dire moins de un pour cent, ne peuvent plus trouver de place sur notre planète ! ».

Sensible à l’idée d’une « nation juive », Trotski affirmera : « Sur notre planète, personne ne peut penser qu’un peuple a moins de droits qu’un autre à une terre ». « De tous les grands dirigeants marxistes du XXe siècle, Trotski est probablement celui qui s’approche le plus, à la fin de sa vie, d’une vision lucide de la question juive et de la menace nazie », écrivit l’historien Pierre Vidal-Naquet.

Je n’aurais pas imaginé écrire un article sur Trotski et les trotskistes… Bien qu’ayant milité plus de 15 ans à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), trotskiste, je ne l’ai jamais été. Quand on a 20 ans en 1980, on ne peut plus justifier Kronstadt. Il me semble qu’en histoire, comme dans d’autres domaines peut-être, il faut tenir bon sur deux exigences ou peut-être deux méfiances.

D’une part, se garder de tout déterminisme et insister sur le libre arbitre : l’histoire n’est pas un livre qui se lit par la fin. Ce qui a eu lieu n’était peut-être pas ce qui devait, de toute nécessité, avoir lieu. Avec Marx et la Bible, on peut toujours espérer écrire des pages et une histoire qui ne sont pas jouées d’avance. Ou plus modestement, on peut espérer faire mentir le destin et les astres.

D’autre part, on ne peut pas faire comme si le passé n’avait pas eu lieu ni « oublier » de le regarder à la lumière de ce que l’on sait. Dans les années 80, je l’ai écrit, la lutte antitotalitaire était nodale. L’antifascisme bien sûr mais aussi la lutte contre le stalinisme, responsable à nos yeux de crimes sans nom ainsi que de l’assassinat de l’utopie communiste étaient liés.

A l’époque, nous étions nombreux y compris dans les organisations trotskistes à bricoler une forme de marxisme libertaire qui piochait à différentes traditions. Nos références s’appelaient Mandela, Sandino mais aussi Petr Uhl, Vaclav Havel, Adam Michnik, Jacek Kuron. Nous étions avec Trotski contre Staline. Mais aussi avec Rosa Luxembourg, la dirigeante spartakiste pour qui « la liberté sera toujours celle de penser autrement » contre lui et Lénine.

Les staliniens sévissaient encore, ils méprisaient l’antiracisme, le mouvement de libération des femmes, excluaient  du parti les militants soupçonnés de déviance politique mais aussi sexuelle… Ils justifiaient les invasions soviétiques, libéraient la parole nationaliste voire chauvine à travers le « fabriquons français ». Bref, il n’y avait rien de ce côté qui put nous faire vibrer.

L’affranchissement

Pour en revenir à Jean-Luc Mélenchon, égaré sur le chemin, je ne crois pas que sa formation « trotskiste » ait été déterminante dans ses prises de position actuelles. Faut-il rappeler que le pourfendeur des « élites », le tribun qui prône le slogan populiste « Dégagez-les tous ! » a été ministre, sénateur, député européen etc. en tout plus de 27 ans de mandats, parfois cumulés. Mais surtout l’organisation dont il est issu, l’OCI, tout comme la mienne, la LCR, n’a jamais eu de telles positions. La lutte antifasciste était centrale, constitutive de nos engagements, l’appel au front unique ouvrier qu’avait défendue Trotski contre la ligne stalinienne pour battre la droite et a fortiori l’extrême droite ne souffrait aucune discussion.

La position actuelle du leader de la France insoumise reflète une dérive toute personnelle, son irresponsabilité politique est flagrante. Peut-être cherche-t-il aussi à flatter une partie de son électorat tenté davantage par le populisme. Loin d’être une « tradition trotskiste », sa position, éloignée de ses références politiques, de son chant Ni dieu, ni césar, ni tribunreflète, à mes yeux, bien plus sûrement, son affranchissement.

 

 

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