On peut se déhancher avec Johnny et communier avec Ferré. On peut aimer Levinas et MC Solaar, on peut être plusieurs, multiple et contradictoire bref on a le droit d’aimer la vie.
Johnny Hallyday, je l’aimais depuis toujours, follement autant que secrètement et comme des millions d’autres, je viens de perdre un proche. On ne décrit pas l’amour, on se contente de le vivre.
Johnny parlait peu, ses fans ont peu écrit. Beaucoup de gens, ces derniers temps, ont ressenti ce sentiment étrangement familier de l’avoir toujours connu, avec toutes ses chansons qui depuis plus de cinquante ans nous ont accompagnés. Beaucoup ont dû hésiter entre le regret de ne l’avoir pas aimé à hauteur de son talent et le rejet hautain de cette « idolâtrie » dans laquelle ils n’ont jamais versé.
Il y a souvent quelque chose de commun chez ceux qui n’aiment pas Johnny, quelque chose qui n’a rien de Tennesse: ce sont des peine à jouir qui ont le mépris de classe affiché, la satisfaction aigrie de ceux qui tiennent leur vengeance quand le talent et la beauté se paient d’un peu d’ignardise. A droite comme à gauche, ils se ressemblent. Du côté des amoureux de Johnny, il y a d’autres choses en commun; ce sont les prolos qui aiment l’Amérique, ceux qui ne confondent pas l' »anti-impérialisme » avec la jalousie envers Fred Astaire, ceux qui trouvent sympa qu’un des leurs se paie une belle bagnole, quitte à flamber toutes ses économies. Parce que la vie est courte et fragile et qu’elle ne vaut que si l’on garde en soi une part de ses rêves d’enfant. Du côté de Johnny, de Memphis, de Springsteen ou de Jimi Hendrix, on ne s’économise pas, on aime la frime, la fête et la démesure. Ce sont des humbles sans haine qui rêvent de lumière et qui se satisfont quand de la poussière d’étoile vient éclairer un peu de leur quotidien. Johnny était leur étoile. Notre étoile.
Johnny, c’était un petit Edith Piaf au masculin. C’était cette virilité fragile, le charme des loubards au cœur tendre, celui qui fait craquer les filles… C’était une générosité sans nom, des mots qu’il n’arrivait pas toujours à dire mais qu’il interprétait si bien. C’était l’enfance jamais guérie, cette si commune souffrance en partage. C’était ces concerts où il se donnait à fond, aussi fort dans une petite salle de province qu’à Bercy ou au stade France. Et quand d’une manière pudique, intime et maladroite, il nous disait : « Je vous aime », chacun d’entre nous le recevait en plein cœur comme une vraie déclaration. On a tous une histoire particulière, unique avec Johnny, de celles qu’on ne raconte pas toujours…
Pour moi, il fut mon tout premier amour. Sur le poster, il avait sa petite gueule d’ange, son béret de l’armée et une dédicace: « l’idole des Jeunes ». Il était agrafé au mur au dessus de mon lit à barreaux, chaque soir, je l’escaladais dangereusement pour lui coller un bisou sur la bouche ! Aucune « transgression » n’a jamais eu depuis un goût aussi exquis…
Johnny, c’était le mépris face au racisme et à toute forme d’ostracisme, qu’il concerne les Noirs, les Juifs, les Roms ou les homos… Je me souviens de sa présence devant l’ambassade d’Israël en 67, à l’époque il ne s’agissait pas de défendre une politique belliqueuse mais d’empêcher qu’un petit pays aussi jeune que ses fans puisse un jour disparaître. Johnny et Sylvie ont appelé leur fils David, ce prénom de roi est sorti du ghetto, a retrouvé sa gloire passée. Et ça aussi, c’était un bien joli cadeau.
Johnny chantait l’amour mais aussi la dignité : « je voudrais que mon fils vive mieux que moi, qu’on le respecte mieux, qu’on le vouvoie, qu’il ait des papiers d’identité à perpétuité ». Il était de ces « mal nés » qui ont une revanche à prendre sur la vie. Une revanche, pas une vengeance.
Il nous a accompagnés toute notre vie, toutes nos vies. Alors je suis allée devant la madeleine, serrée au milieu de la foule des anonymes, de son public aimé. J’ai mis une robe de cuir rouge pour l’occasion, (comme un fuseau, chantait Léo) mais là c’était d’abord pour Johnny.
Là flottait dans l’air, cette bonté à faire pâlir de honte nos pauvres commentateurs qui n’ont plus que la rancœur à s’offrir en partage.
Des sourires, des chansons que nous avons reprises, des larmes parfois. Mais surtout cette conviction tranquille de dire adieu à un proche, qui nous rendait complices. Personne pour vous refuser son feu ni s’indigner que votre fumée lui pompe un peu de son air, ici on savait que l’air et le ciel appartiennent à tous et que la véritable injustice, la laideur suprême, c’est de croire le contraire.
« Pas de métèques » a entonné le chœur des aigris qui n’étaient pas là, dieu merci, mais qui l’ont « vu à la télé ».
Nul doute que les jaloux et les mesquins disparaitront plus vite que Johnny…
Pas de « non-souchiens »? Selon la sinistre expression, désormais partagée, des identitaires obsédés. C’est à voir… Bien sûr, la génération yéyé en comptait moins qu’aujourd’hui. Pourtant dans les années soixante, les Noirs et les Maghrébins étaient là déjà et ils aimaient la musique… Ils ne bénéficiaient alors d’aucune reconnaissance spécifique, de celle qui aujourd’hui semble s’acquérir à coup d’exotisme. A la Madeleine, beaucoup étaient là aussi, méconnaissables aux yeux des identitaires bien nés qui ne les reconnaissent qu’affublés de foulard ou de casquette à l’envers. Pour mieux les aimer ou mieux les haïr.
Dans les années soixante, ces tristes expressions auraient fait rire ceux qui rêvaient d’Amérique, de ces « mains noires qui donnaient le jour au blues », ceux qui dans la musique et dans leur vie se cherchaient passionnément des métissages heureux.
En 1963, j’ai vu Johnny en concert à la Nation. Souvenir magique, vue imprenable parce que juchée sur les épaules de mon père…
Mes parents, n’étaient pas des « souchiens » mais des Juifs d’Algérie débarqués à peine un an plus tôt. On l’a un peu oublié mais le rêve des yéyés ratissait large, il offrait un monde à ceux qui n’en avaient pas.
Adieu donc mon Johnny, la terre que tu habitais se moquait des souches et des racines, qu’elle te soit légère.