THÉÂTRE
« La fin de l’homme rouge » de Svetlana Alexievitch : la grande hache de l’histoire bouleverse aux Bouffes du Nord
Entre audace, humilité et fidélité, le metteur en scène Emmanuel Meirieu nous donne à voir et surtout à entendre ces voix bouleversantes. Quand les comédiens et les comédiennes, sublimes, se succèdent, c’est le livre de Svetlana Alexievitch, La fin de l’homme rouge, qui se met à vivre et à crier.
Par Brigitte Stora
Le décor est en vrac, inachevé et pourtant détruit. C’est un chantier et un désastre, les décombres de l’Union soviétique, le naufrage de la patrie du socialisme.
Pendant des années, l’écrivaine Svetlana Alexievitch a traversé son pays-continent, recueilli les récits de ses compatriotes, donnant à entendre l’écho intime de cet effondrement.
On n’imaginait pas ressentir plus forte émotion que la lecture des témoignages du roman polyphonique de Svetlana Alexievitch : « La fin de l’homme rouge ». C’était oublier la force du théâtre quand les mots se font chair, quand ils résonnent et claquent. Ce sont des voix singulières rescapées d’un océan anonyme car l’Histoire, « la Grande, avec sa grande hache » comme l’écrivait Georges Perec a tué, mutilé et broyé des existences par millions…
« La hache est toujours là » hurlait cet ancien tortionnaire, assassin de métier, fonctionnaire de la terreur stalinienne ayant fait sa carrière dans les goulags. « La hache quelqu’un devra bien s’en saisir ». On entend la fierté de ceux qui crurent en « l’avenir radieux », au sens de l’Histoire qui, au nom du futur, piétinait le présent.
On est atterré par la folie ordinaire de cette enfant du goulag qui accepta plus facilement la disparition de sa mère que celle de Staline…
Mais l’on entend aussi le chagrin de ceux qui n’étaient rien mais rêvaient d’être tout…
Ceux qui se souviennent qu’« ils pouvaient vivre toute leur vie avec deux manteaux mais qu’ils ne pouvaient pas vivre sans Gorki », ceux dont la dignité fut bradée comme un objet en solde et en liquidation. « Dans le capitalisme, on peut tout vendre d’un homme, dit ce vieux fou toujours communiste, même ses organes, même sa peau »
L’Union soviétique fut le triste laboratoire d’un idéal devenu meurtre. Parmi les innombrables victimes du stalinisme, les fusillés des purges et les déportés des goulags, il y a peut-être ce corps blessé qui continue de crier, celui mis en scène au théâtre des Bouffes du nord celui de l’utopie assassinée.
Cette formidable pièce de théâtre lui rend un hommage.