Déboussolés

DÉBOUSSOLÉS

Mardi 2 octobre 2018 par Brigitte Stora, Journaliste et documentariste
Publié dans Regards n°1030

On dit que la boussole indique le Nord, mais tout dépend finalement de la manière de la tenir, car pour ne pas perdre le Nord, il faut qu’il y ait un Sud. De même qu’il nous faut garder notre Orient au risque d’être totalement désorientés…

Il faut aussi sans doute se méfier des sens uniques et obligatoires. « Ne demande jamais ton chemin à celui qui le connaît. Tu risquerais de ne pas t’égarer », prévenait Rabbi Nahman de Bratslav. On peut toujours avec lui préférer les chemins écartés… Car la seule boussole qui puisse nous empêcher de nous perdre, ce sont nos valeurs.

Depuis quelques années déjà, on assiste à une forme de désorientation générale. La triste mésalliance de certains mouvements « progressistes » avec des courants de pensée obscurantistes et islamistes en fut une des terribles illustrations. L’obsession vis-à-vis d’Israël, mais aussi une vision du monde où la critique anticapitaliste fit place à la haine des élites, des intermédiaires, de l’abstraite et insaisissable « finance mondialisée » finit tout naturellement par rejoindre, parfois à son insu, l’imaginaire antisémite.

Jeremy Corbyn, le leader des Travaillistes britanniques, est l’un des noms de ce naufrage. En blessant les Juifs, c’est aussi la gauche qu’il aura trahie, la défense des travailleurs qu’il aura fragilisée et la victoire du Parti travailliste qu’il aura compromise…

Une autre tentation d’abandon semble désormais se profiler à l’horizon d’une gauche déboussolée. Sahra Wagenknecht, la présidente du groupe parlementaire de la gauche radicale (Die Linke) en Allemagne, veut « en finir avec la bonne conscience de gauche sur la culture de l’accueil ». A l’heure où des manifestations de l’extrême droite ont eu lieu à Chemnitz, ciblant des réfugiés et des immigrés et au passage un magasin juif, cette déclaration ressemble moins à une riposte qu’à un écho. La France n’est pas non plus épargnée par cette tentation.

Djordje Kuzmanovic de La France Insoumise abonde : « La bonne conscience de gauche empêche de réfléchir concrètement à la façon de ralentir, voire d’assécher les flux migratoires (…). Plutôt que de répéter, naïvement, qu’il faut “accueillir tout le monde”, il s’agit d’aller à l’encontre des politiques ultralibérales ».

Quand la bonne conscience, la naïveté et l’empathie sont ainsi ciblées, le pire est à prévoir. Car il existe un danger plus grand encore que les bons sentiments. Les mauvais. Ainsi pour ces déboussolés du socialisme à qui « on ne la fait pas », l’immigration serait encore un complot de l’oligarchie européenne et de la finance internationale, ourdi pour détruire les acquis sociaux. On n’est hélas pas très loin d’une diabolisation de Georges Soros par Salvini et Orban… Quand on y pense : « Prolétaires de tous les pays unissez-vous », ça avait quand même une autre tenue… Après hésitation, Jean-Luc Mélenchon a finalement pris ses distances avec son « conseiller » au point de lui en retirer le statut. Peut-être sa boussole républicaine l’a-t-elle ramené vers des rives plus clémentes.… Mais où en est-il vraiment de la tentation populiste ?

Le refus des exilés, fort mal nommés « migrants », signe une panne d’humanité. La dénonciation de l’immigration implique celle des immigrés et charrie un imaginaire raciste : haine de la contamination, de l’invasion, du danger « culturel ». C’est contre cet éternel fonds de commerce des dérives nationalistes que le mouvement ouvrier s’est aussi forgé ses propres valeurs, en héritier de la Révolution française et plus largement d’une tradition républicaine, démocratique et humaniste. Qu’il s’agisse de racisme ou d’antisémitisme, on ne joue pas impunément sur certains imaginaires…

A braconner sur les terres de l’extrême droite, c’est cette dernière qui en sort toujours renforcée, car elle a la cohérence pour elle et à la copie, on préfère souvent l’original. Les convergences populistes sont redoutables, il y eut dans l’histoire des oxymores triomphants tels que le national-socialisme, les exemples italiens et peut-être allemands réveillent en nous encore une fois une terrible mémoire.Racisme et antisémitisme semblent être le lieu de rencontre de ces dérives : l’un ou l’autre, l’un contre l’autre, ou le plus souvent les deux à la fois. L’abandon des Autres, quels qu’ils soient, est peut-être la définition la plus probante du populisme.

On pourrait penser que le rapport aux réfugiés, aux « musulmans », aux Juifs est loin de former le cœur d’une position politique. On s’égarerait encore, car l’acceptation de ces identités périphériques constitue des repères, des bornes. Un peu comme l’exception raconte la règle. Un peu comme dans la pensée juive lorsqu’on perd ses marges, on perd aussi le centre et on risque de perdre son âme…

La gauche française a fini par le comprendre au moment de l’affaire Dreyfus, la défense de ce petit capitaine bourgeois n’était ni incongrue ni négligeable, elle dessina pour un temps un partage des eaux. Celui qui faisait des valeurs le fondement et l’âme du combat pour l’émancipation. Dans un autre domaine si proche hélas, la parole raciste qui s’est désormais autorisée dans une certaine presse juive signe aussi une perte d’éthique qui ressemble à un suicide.

Dans les moments heureux de l’Histoire où l’humanisme domine, une simple boussole peut faire l’affaire. Aujourd’hui qu’elles sont déréglées, la défense de nos valeurs est d’autant plus nécessaire que précieuse et difficile. Il en va certainement d’une bonne conscience.

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