17 octobre la mémoire en partage

 17 octobre 61

La mémoire en partage

 La répression policière du 17 octobre 1961 s’apparenta bel et bien à un massacre colonial en plein cœur de Paris. Nous avons été nombreux à raconter « ce jour gris, la misère des bidonvilles armée de dignité́, trente mille manifestants désarmés. Et la pluie, la haine, la violence… Des dizaines d’ouvriers algériens frappés, noyés, engloutis dans ce fleuve devenu amnésique »[1].

Dans les années quatre-vingt, les militants antiracistes eurent à cœur de faire connaitre cette page oubliée de notre histoire en s’inscrivant dans une chaine de transmission qui rendait hommage aux combats passés. Car dès le lendemain du drame, des journalistes, des photographes, des historiens, des parlementaires et même des policiers républicains, tous citoyens épris de justice, avaient dénoncé cette effroyable et sanguinaire répression policière. Contrairement à une idée reçue, cette journée du 17 octobre 1961 avait été racontée mais le silence et les mensonges de l’Etat avaient très vite recouvert l’événement qui sera occulté pendant plus d’un quart de siècle. Cette journée fut portée disparue en même temps que les centaines de morts algériens. Et dans cette amnésie collective ne surnageait que le souvenir, devenu écran, du 8 février 1962, date de la répression, à peine quatre mois plus tard, de la manifestation contre l’OAS organisée par le Parti communiste où huit Français perdirent la vie au métro Charonne.

Les luttes antiracistes des années 80 et l’émergence d’une jeunesse issue de l’immigration algérienne exigeant la fraternité et réclamant, dans le même temps, sa part de passé et son droit à l’avenir allaient bouleverser les choses et permettre à une mémoire clandestine et familiale de rejoindre l’Histoire.

Une histoire que nous voulions en partage.

Une reconnaissance officielle, aussi tardive que bienvenue, comme la pose d’une plaque commémorative à Paris en 2001 sous Bertrand Delanoé et le discours du président Hollande en 2012 furent d’abord le fruit de ce travail militant. Comme toujours.

Pourtant la date du 17 octobre 61 demeure encore aujourd’hui le lieu d’un enjeu mémoriel. Dans les années 2000 alors même que la connaissance de ce massacre était enfin partagée, un discours identitaire tenta de s’emparer de ce jour noir pour le ramener dans le giron d’une martyrologie exclusive. Ils n’étaient pas si nombreux mais crièrent le plus fort et entreprirent une nouvelle occultation ; celle des combats passés, sous le signe de la fraternité.

Il fallut pour cela gommer des noms et, à travers eux, les engagements de celles et ceux, militants ouvriers et anticolonialistes, qui furent impliqués de longue date dans le travail de reconnaissance et dans le refus de l’oubli. Les passerelles mémorielles qui avaient fait dialoguer ensemble les souffrances des opprimés furent ainsi escamotées.

Car parmi les militants de la mémoire, il y eut aussi ces rescapés de la Shoah ; l’historien Pierre Vidal-Naquet qui, le premier, employa le mot « pogrom » à propos du 17 octobre, le réalisateur Jacques Panijel, auteur du documentaire censuré « Octobre à Paris », seul survivant d’une famille juive exterminée, tout comme les photographes Élie Kagan et Georges Azenstarck qui montrèrent au monde les images de cette nuit sanglante. Ces témoins inquiets, armés d’une vigilance insomniaque étaient hantés par la mémoire de leurs disparus et par l’expérience amère de l’abandon du monde, un abandon qu’il n’était pas question, pour eux, de reconduire. « J’ai, pour les policiers pogromistes des ratonnades d’octobre 1961, une haine farouche et juive. » écrivait Pierre Goldman dans Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France.

Dans un chapitre sur le 17 octobre 1961, l’historien américain Michaël Rothberg[2] rappelle comment les mémoires, dans l’histoire, ont plus d’une fois, dialogué, notamment en ce qui concerne la guerre d’Algérie et le souvenir du nazisme. Les violences de l’histoire se sont fait écho, ravivant parfois d’autres mémoires enfouies. L’historien cite ces traces, comme des passerelles de solidarité, présentes dans les écrits de Charlotte Delbo sur la guerre d’Algérie, dans le roman de Didier Daeninckx[3] et de tant d’autres…

Contrairement aux discours identitaires qui prônent l’inéluctabilité des guerres de mémoires, Ils furent nombreux, de toutes origines, à tenter de faire résonner ensemble les mémoires des opprimés : mémoire du 17 octobre et mémoire ouvrière, mémoire de la Shoah et mémoire coloniale.

L’histoire de l’engagement et de la lutte pour sortir de l’oubli le massacre du 17 octobre 1961 raconte l’inverse du discours de haine et de repli, du « eux » et du « nous », hélas lui aussi largement partagé. Car aujourd’hui, un discours conservateur, lui aussi identitaire, a entrepris une reconquête de l’« identité nationale » se drapant dans un « refus de la repentance » quand ce n’est pas dans le soulagement d’un affranchissement de la culpabilité… Les mémoires des descendants d’esclaves et de colonisés menaceraient le « roman national » qui lui ne retiendrait que la lumière et pas l’ombre. Peu d’imagination chez ces nostalgiques de « l’identité nationale menacée ». Car ce fut bel et bien le même discours que l’on opposa au travail des Klarsfeld. Comme si la reconnaissance de la responsabilité de la France dans la Shoah venait ternir la « fierté nationale », confondant culpabilité et responsabilité et oubliant qu’une nation démocratique se grandit en regardant en face son passé. Ce discours porté aujourd’hui à incandescence par un polémiste est hélas aujourd’hui très largement partagé par la pensée conservatrice qui ne trouve souvent rien d’autre à lui reprocher que son outrance verbale…

Maurice Papon, l’ancien sous-préfet de la Gironde en 1942 fut à la manœuvre le 17 octobre 1961. C’est lui qui imposa un couvre-feu aux seuls Algériens, puis qui couvrit et autorisa les exactions policières. Et c’est aussi cette triste connivence que dénoncèrent à la barre, lors de son procès en 1997, des avocats et des témoins. Loin d’une concurrence des mémoires ou d’une volonté de brouiller le message ou encore de rabattre un crime sur l’autre, il y eut d’une part et d’autre, la volonté d’un nécessaire et fraternel dialogue des mémoires.

Les mémoires, et ces combats communs en témoignent, ne sont pas condamnées à la guerre. Et, loin des postures guerrières et idéologiques, demeurent les écrits, les livres, les films, les images que nulle réécriture de l’histoire ne pourra effacer. Comme il faut se souvenir de l’engagement militant des dessinateurs assassinés de Charlie Hebdo, dont Charb et Tignous qui offrirent leur colère, leur humour et leurs dessins au service de la reconnaissance du massacre du 17 octobre 61[4].

Si cette date figure désormais dans certains livres scolaires et si les plus jeunes générations ne sont plus aujourd’hui condamnées au silence et à la douleur d’un récit familial clandestin et occulté, beaucoup reste encore à faire, à raconter, à transmettre. L’amnésie officielle a bel et bien été vaincue mais la commémoration demeure pourtant encore un enjeu mémoriel. Au-delà d’une nécessaire parole officielle plus ferme sur ce crime d’Etat qui manque encore, l’enjeu demeure aussi dans le partage ou l’exclusion, dans les mémoires en dialogues contre les mémoires en guerre. Il réside dans la reconnaissance et l’honneur d’une France qui ne parla jamais d’une seule voix et dont les militants anticolonialistes ont écrit une page glorieuse.

60 ans après, il nous appartient encore et sans doute plus que jamais d’entretenir une mémoire vivante tournée vers l’avenir où l’histoire des uns et des autres doit devenir le lieu d’un partage commun[5].

Brigitte Stora, autrice, journaliste, docteure en psychanalyse.

[1] Brigitte Stora « Que sont mes amis devenus, Les Juifs, Charlie et tous les nôtres » Editions le Bord de l’eau. 2016.

 

[2] Michaël Rothbergh Mémoire multidirectionnelle

[3] Didier Daeninckx Meurtres pour mémoire (1984).

[4] 17 octobre 1961, 17 illustrateurs.  Editeurs Au nom de la mémoire, 2001

 

[5] Ce texte est inspiré d’une contribution personnelle à un ouvrage collectif 17 octobre 1961, De la connaissance à la reconnaissance Editions Au nom de la mémoire. Octobre 2021.

 

Une réflexion sur “ 17 octobre la mémoire en partage ”

  • 22 octobre 2021 à 9 h 28 min
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    Excellente analyse. merci, chère Brigitte.

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