Le journal Siné Mensuel a choisi de mettre à sa Une, un dessin digne de Je suis partout). Tous les codes y sont présents, sans aucune distance. Fourberie, haute finance, Roi du monde, jusqu’aux stéréotypes qu’on croyait révolus ; nez crochu et mains reptiliennes. Et pour être bien sûr de ne rien oublier, un sous-titre : « quoiqu’il vous en coûte ».
Sur une page intitulée « Jean Solé dans « Siné Mensuel » : histoire d’un dessin dévoyé » ([1]https://www.actuabd.com/Jean-Sole-dans-Sine-Mensuel…) chacun défend l’honneur d’un « grand dessinateur » d’un « antifasciste reconnu qui n’a jamais « dérapé ». « Hein ? Quoi ? Jean Solé antisémite ? » « Je ne comprends pas bien. Macron est-il juif ? ».
Et dans une parfaite inversion, on explique que ce n’est pas le dessin qui serait condamnable mais…sa condamnation. Il s’agit donc de se protéger du mot « antisémitisme » mais pas de son contenu… Jusqu’à pointer les « vrais » « coupables » de la folle rumeur, ceux dont l’esprit « tortueux » associeraient Rothschild à Macron, défendant comme d’habitude leur propre connivence et agenda politique. Les BHL et autres « élites » sont désignées puis vomies sur les réseaux sociaux.Sur le site poutiniste Russia Today, on titre : « Siné Mensuel accusé d’antisémitisme par le CRIF et BHL après une caricature de Macron en Une » ([1] En savoir plus sur RT France : https://francais.rt.com/…/85460-sine-mensuel-accuse…). La boucle est bouclée.
Personne, à ce jour, dans cette sinistre défense de l’indéfendable n’a songé à s’excuser auprès des offensés, ce sont encore eux qui sont montrés du doigt. Et l’honneur des offenseurs qu’il s’agit de laver. La défense du journal semble poursuivre la même logique de la dérobade.
« Ce dessin n’était pas censé faire la couverture du mensuel, explique Catherine Sinet, Au dernier moment, on l’a trouvé chouette, on l’a mis en couverture. Solé était très content. Au dernier moment aussi, le titre devant accompagner le dessin est modifié. Au titre initial (« C’est moi la République ») est substitué, « Quoiqu’il en coûte »». Un des membres du journal explique : « Pour moi, Siné Mensuel a commis une faute en agrandissant en pleine page et en « une » un petit dessin ». C’est donc la pleine page qui serait en cause. Il est vrai que cette petite obscénité tapie dans les pages intérieures du journal serait passée incognito, comme le reste…
C’est donc par l’« absence d’intention » que le journal se justifie. (le mot « intention » apparait des dizaines de fois sous la plume des internautes indignés.) « Tu participes à ternir la réputation d’un honnête homme. Car c’est l’intention qui fait l’antisémite » ([1] https://www.actuabd.com/Jean-Sole-dans-Sine-Mensuel… ).
Si un dessin antisémite a été commis, comme il est dit, en toute innocence. Peut-on faire un procès à l’innocence ?
L’antisémitisme comme le racisme s’appuie sur des imaginaires anciens qui continuent à travailler la société. L’apport des pensées féministes, anticoloniales et antiracistes est de ce point de vue précieux. Il a mis en lumière la force des représentations qui ne s’offrent pas toujours à la conscience et continuent de structurer la pensée de l’oppression.
Personne, tout du moins à gauche, n’a trouvé « drôle » ou « excusable » le dessin obscène, paru dans Valeurs actuelles d’une députée noire les fers aux pieds. Chacun sait que l’imaginaire esclavagiste et colonial continue de poursuivre son chemin. Si certains n’ont pas hésité à dénoncer l’antisémitisme du dessin de Siné-Hebdo en invoquant en même temps, encore une fois, la « concurrence victimaire » (https://twitter.com/Enthoven_R/status/1379724710259400704) et le fameux « deux poids deux mesures » qui, quel que soit son locuteur, désigne en connivence le bénéficiaire du « privilège », il n’est pas question ici de jouer à ce triste jeu. Mais au contraire de rappeler, à tous les « innocents » ce qu’est l’imaginaire qui touche les Juifs.
Le thème central du discours antisémite, quelles que soient les déclinaisons politiques, culturelles ou religieuses, repose depuis des siècles sur le fantasme de la domination juive. Ce fantasme, toujours aussi flagrant et aussi rarement contesté, est au fondement de tout discours antisémite. Hier comme aujourd’hui. Aujourd’hui, malgré hier. Seules l’amnésie et la crasse ignorance peuvent faire oublier les titres des écrits antisémites dans le temps :
Du livre d’Alphonse Toussenel, Les Juifs rois de l’époque (1845) à la France juive (1886) d’Édouard Drumont en passant par L’impérialisme d’Israël de Roger Lambelin (1924) mais aussi La Juiverie (1887) de Georges de Pascal, Les Rothschild et le péril juif (1891) de Jacques de Biez, la Juste Solution de la Question juive (1898) de Paul Lapeyre, sans compter les Protocoles des Sages de Sion (1903) et Mein Kampf (1925), toute la prose antisémite décrie la « puissance » juive. Face à cette spoliation juive, l’antisémite ne ferait que se « défendre légitimement ; l’innocence et la non-intention font partie de son discours.
Ce fantasme de la domination juive s’est redéployé après-guerre comme s’il n’avait pas été l’argument central du nazisme et comme si l’extermination des Juifs n’en avait pas constitué le plus cruel démenti.
L’antisémitisme apparait comme une conception globale du monde, une idéologie qui, par définition, est souvent invisible à ceux qui la partagent, pour la bonne raison que, comme toute idéologie, elle se trouve au fondement même de sa vision du monde. Aussi cet imaginaire s’exprime parfois à l’insu de ses locuteurs qui paraissent sous l’emprise d’un discours qui déplie éternellement les mêmes thèmes et le même langage, alors même qu’ils croient l’inventer.
La focalisation sur une nébuleuse de la domination est un des signes d’une vision du monde antisémite. Car depuis de nombreux siècles, l’antijudaïsme a placé le juif au cœur de la domination occulte et de la dépossession des autres.
Pour les antisémites « innocents », il ne s’agit pas de viser les Juifs réels mais en convoquant l’imaginaire de la domination maléfique et abstraite, ils les ciblent. Ils ne se pensent pas et ne sont peut-être pas antisémites, c’est leur vision du monde qui l’est.
Le pire de cette histoire est peut-être bien la « réalité » de cette innocence, ainsi que sa défense calamiteuse qui permet de mesurer la force de cet « inconscient ». Car c’est bien souvent la puissance d’une idéologie qui la rend invisible. Face à cet imaginaire meurtrier qui cible les Juifs depuis des siècles, la question n’est pas de savoir si ceux qui le portent sont ou ne sont pas antisémites ni si d’autres sont sincèrement ou accidentellement racistes … ni s’ils ne savent toujours pas qu’ils le sont…
Vladimir Jankélévitch considérait que l’antisémitisme, c’était « la révolution à “bon marché” ». Cette « radicalité » en carton et en soldes pourrait faire rire si elle n’avait pas déjà tué.
Brigitte Stora 20/04/2021
Quel (minable) argumentaire que celui de la place du dessin : signifiant en une, il deviendrait insignifiant lorsque perdu en petit dans le corps du journal ?!!!!!
Le sens demeure.
Et il est bien revendiqué dans toute la saleté de ses éternels poncifs .
Il n’y a pas d’antisemites innocents, parce que véhiculer la haine comme le fait Siné Mensuel est faire le choix d’aller susciter le pire chez l’autre, mine de rien. Impunément…?
Tristesse.
Mon commentaire concerne d’abord votre article publié dans Le Monde d’aujourd’hui, 27.04.2021. Je partage votre analyse du cas Halimi dont j’apprécie la justesse. La question qu’il me pose est celui de la nature de l’imaginaire que le meurtrier, je suis d’accord avec vous, n’a pas inventé. Pour faire court, comment expliquer que la Shoah ne « suffise » pas à « éradiquer le problème » aux deux bouts de la chaîne (l’idéologie antisémite et sa reconnaissance dont vous soulignez la difficulté, notamment dans les affaires criminelles) ? Je me demande donc si l’antisémitisme ne serait pas, plutôt qu’ une « conception globale du monde », plus précisément le corollaire obligé de l’équation capitaliste qui nous constitue en tant qu’êtres humains (être = avoir plus). Autrement dit : l’identité entre être et avoir revient à évacuer le problème de notre mort par un transfert sur l’objet (collections, capitaux…), avec la conscience plus ou moins enfouie qu’il s’agit d’un déni. Un déni comparable à celui qui conduit à dire « j’ai un corps » et « J’ai un esprit/âme » et non « je suis un corps » et « je suis un esprit/âme » qui obligerait à transférer la mort du champ du « croire » à celui du « savoir ». Les Juifs pourraient être la variable d’ajustement de ce déni : ils ont tué Dieu (le curé de mon enfance, s’il n’approuvait pas les camps d’extermination, rappelait en chaire le « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! » en ajoutant qu’ils l’avaient quand même bien cherché) et ils sont donc, à cause du meurtre de l’esprit, condamné à la matière (argent, notamment). La « domination juive » dont vous rappelez l’importance dans le discours antisémite est peut-être liée au déni fondateur de l’équation. En d’autres termes, si, par hypothèse nous parvenions à faire de la mort un savoir, donc à remettre en cause l’équation capitaliste, qu’adviendrait-il de l’antisémitisme ?