La révolte n’est pas le ressentiment

La révolte n’est pas le ressentiment

 

On ne pourra jamais réduire la colère de milliers de personnes à un mouvement ou à un mot. La complexité, les contradictions, la richesse des êtres humains est toujours plus grande qu’une définition politique. La plupart des revendications des Gilets Jaunes sont légitimes et on ne peut se détourner d’une cause en raison de ses écarts, Gramsci y dénonçait, « l’expression d’une passivité ».

Mais il existe une ligne jaune ou rouge que l’on ne saurait franchir sans se perdre.

Et dès le début de ce mouvement, il y eut l’inacceptable.

Le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie ont été présents d’emblée. Et loin de considérer cela comme des débordements rédhibitoires pour certains ou inévitables et marginaux pour d’autres, il me semble que l’on devrait interroger ce qui les a rendus possibles.

Le discours authentiquement populiste fort d’une « légitimité populaire » opposée aux « élites », la méfiance envers toutes les institutions, y compris la presse et les syndicats, le rejet du Politique révèlent la haine de la démocratie.

Cette haine porte en elle la possibilité du racisme, de l’antisémitisme, la haine c’est toujours la haine de l’Autre.

Elle n’est pas la révolte qui, elle, est légitime.

L’injustice sociale mais aussi l’anomie, la précarité, la mise en concurrence généralisée, la loi du marché qui contamine tout jusqu’au « privé », le manque de reconnaissance et d’estime de soi fondent la violence capitaliste. Aussi la défense du libéralisme économique et du gouvernement d’Emmanuel Macron ne sauraient constituer une réponse. De même que nous ne saurions tolérer, dans une démocratie, l’utilisation d’inadmissibles armes de « maintien de l’ordre ».

Il est pourtant troublant de constater à quel point ce mouvement est moins une réponse qu’une réplique à la violence sociale et économique : la même course à la catastrophe écologique, l’irresponsabilité érigée en nécessité, les solitudes agrégées en guise de collectif.

Point de revendications anticapitalistes, peu d’imagination et peu de joie aussi, comme si la haine était aussi le dépit d’avoir si peu de rêves…

« Ni droite ni gauche » comme l’a écrit Zeev Sternhell dans son « histoire du fascisme français » était le slogan gagnant du populisme « antisystème », y compris celui qui avait permis l’élection d’Emmanuel Macron. Beaucoup se sont réjouis imprudemment de ce délestage du passé, de ses liens, de ses fidélités. L’amour de la démocratie, de l’égalité et de la justice sociale fut raillé en autant de « Droits de l’hommisme », « bons sentiments » et « bien pensance ».

Pourtant la colère populaire sans les valeurs d’émancipation, sans les organisations qui les ont portées, n’est hélas le plus souvent que la possibilité du fascisme.

Il est assez frappant de constater à quel point les discours haineux cachent la misère de solides revendications sociales et l’absence d’une réelle radicalité anticapitaliste. La haine des intermédiaires, du dialogue, du langage, de la démocratie sont la signature du fascisme que l’on reconnait à travers l’histoire et la géographie. L’extrême droite n’a plus qu’à parapher cette méfiance généralisée car la haine constitue son programme.

Dans « vaincre le fascisme », Trotsky écrivait en 1933 : « Le désespoir les a fait se dresser, le fascisme leur a donné un drapeau. ».

Quand le ressentiment supplante la révolte, écrivait Albert Camus dans « l’Homme révolté », alors l’« on voit se lever partout la cohorte ricanante de ces petits rebelles, graines d’esclaves, qui finissent par s’offrir, aujourd’hui, sur tous les marchés d’Europe, à n’importe quelle servitude ».

Le discours fondé sur la haine des élitesn’est pas un discours de gauche et une gauche déboussolée ne peut que se perdre un peu plus en nourrissant un tel poison. Ce discours est confusion, là où le rouge vire au brun et où le brun finit par triompher. C’est cette confusion qui fut à l’origine de la catastrophe italienne et d’ailleurs. Partout sur la planète, des démagogues d’extrême droite, richissimes et corrompus, « anti systèmes » et « anti élites » remportent la mise de cette brisure de langage.

Car qui sont ces élites tellement décriées ? Le grand patronat et ses indécents profits ? Non, les élites régulièrement ciblées sont des journalistes, des professeurs, des intellectuels et les hommes et les femmes politiques, tous confondus dans une même détestation, du chef de l’Etat à l’institutrice élue locale. Ces éluset élitesfurent un jour la cible réelle d’un certain Richard Durn qui, le 22 mars 2002 à la mairie de Nanterre décida d’en finir comme il l’écrivit, avec la « mini élite locale »*en tuant 8 personnes. Ce carnage prophétique n’aurait-il pas dû nous alerter davantage ?

L’assassinat lundi 14 janvier du maire de Gdansk, Pawel Adamowicz n’est-elle pas aussi la tragique illustration qu’au bout des mots il y a souvent des actes ?

Dès les premières manifestations, ce thème d’une France réelle contre la France légale, si proche du pays réel cher à Maurras s’exprimait dans la rue.

« on est chez nous » crièrent certains, beaucoup alors saluèrent ce « vrai peuple » dont la violence procédait avant tout de sa légitimité bafouée. Les mots honnis par le populisme de droite comme « sentiment d’abandon » et « relégation sociale » retrouvèrent une légitimité tricolore. Et beaucoup eurent été offusqués si l’on avait mis des Gilets jaunes à genoux mains sur la tête. Car en dépit de la gravité des exactions commises, il semble bien qu’il ait manqué aux lycéens de Mante-la-Jolie la bonne couleur et le bon gilet.  Si les Gilets jaunes « désespérés » avaient été jeunes, noirs et arabes, s’ils avaient saccagé les Champs-Elysées, et provoqué la mort de dix personnes, on peut imaginer sans peine que les mêmes en eurent appelé à l’armée plutôt qu’à la mansuétude…

Il y avait pourtant chez eux au moins la même confusion que dans notre jeunesse régulièrement ostracisée.

L’alliance avec l’extrême droite, le racisme et l’antisémitisme sont des limites qu’on ne franchit pas, elles fondent ce qu’on appelle l’éthique. A l’opposé de l’air du temps qui confond émancipation et affranchissement, ces limites sont aussi la condition et la possibilité d’une résistance voire d’une refondation politique.

Au début des années 2000, la gauche radicale a défilé avec des gens qui criaient « mort aux Juifs ». Tous n’étaient pas antisémites, loin s’en faut, mais ils ont préféré regarder ailleurs et nous n’avons pas fini de payer le prix de cette démission. Ailleurs, des défenseurs de la laïcité ont repris les thématiques de l’extrême droite, « identité nationale, haine de l’islam, rejet des exilés etc. », tous ne sont pas racistes mais bien des mots sont aujourd’hui abimés par une même cécité.

On a vu des Gilets jaunes livrer des exilés cachés dans un camion d’autres faire des quenelles du Sacré cœur. Et encore et toujours, la même capacité à regarder ailleurs…

Comment ne pas reconnaitre cette folle prétention à représenter le peuple dans sa « totalité » qui dans l’histoire, s’est toujours accompagnée d’une exclusion méthodique de pans entiers de ce dit « peuple ».

Une gauche radicale de plus en plus soumise aura lâché les Juifs puis les immigrés et les homosexuels. (Ne pourrait-on pas soumettre au RIC le mariage homosexuel ?). Il parait bien dangereux d’adouber un peuple aussi épuré… Le plus grand soutien à ce mouvement eut été de dénoncer cela avec force. Mais à la place, on nous propose plutôt d’en finir avec la vigilance.

Le pire est sans doute dans cette paresse éthique qui considère d’abord que ces débordements sont marginaux pour ensuite trouver des vertus au lâchage lui-même. Comme s’il y avait là la marque d’une authenticité.

Ainsi la haine serait la vérité du peuple, de sa colère, comme l’islamisme serait la vérité des banlieues.

D’aucuns considèrent même que l’antisémitisme serait lui aussi un des attributs de ce peuple qu’on ne saurait dénoncer sans le disqualifier dans le même temps.

De quel mépris les défenseurs autoproclamés de ce peuple fantasmé font-ils ainsi preuve pour penser que l’antisémitisme, le racisme, l’homophobie et la misogynie en seraient son apanage ?

S’il y a une vérité au « peuple », elle se trouve peut-être dans une soif de reconnaissance et de dignité que cette condescendance et ce mépris continuent de leur ôter.

Quand on tient en haute estime ces ouvriers licenciés, victimes de délocalisation qui ne votent pas front national et qui sans illusion continuent de donner leurs voix aux démocrates et ont fait barrage à Marine le Pen, quand on aime ces jeunes qui subissent racisme et discrimination et qui ne cèdent pas aux sirènes mauvaises de l’islamisme, quand on salue ces Juifs qui malgré l’antisémitisme nerenoncent pas à leur humanisme alors c’est vrai on n’a plus beaucoup d’indulgence pour les autres, pour tous ces « affranchis » qui se sont lâchés.

La haine ne signe aucune authenticité autre que celle du fascisme.

Reconduire ses logiques, ses mots, c’est désarmer toute résistance au danger populiste et à la farce italienne qui nous menacent. La justice et la fraternité ne triomphent plus, elles sont pourtant ces valeurs fragiles, précieuses et inaliénables, les seules qui nous permettront de reconstruire ensemble un mouvement solidaire d’émancipation collective.

 

Brigitte Stora

 

 

6 réflexions sur “ La révolte n’est pas le ressentiment ”

  • 22 janvier 2019 à 9 h 48 min
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    Bravo Brigitte. Ce texte mériterait de ne pas se limiter aux lecteurs de ton blog.
    Amitiés,
    Alain

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  • 22 janvier 2019 à 22 h 31 min
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    Merci, merci Madame pour cet amour, cette foi en l’humanité, pour toutes vos convictions dans lesquelles je me reconnais. La justice et la fraternité, ces valeurs fragiles sont solidement ancrées dans beaucoup d’entre NOUS et nous persisterons ensemble pour une émancipation collective. Résistons ensemble.
    MFMB

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  • 23 janvier 2019 à 0 h 22 min
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    Un très beau texte, juste, simple, nourri de l’inquiétude et du désespoir qui est le notre face à ce qui se trame, encore, sous nos yeux, sous notre impuissance face à la haine.
    Notre humanité et notre humanisme sont moqués, les mots ne semblent plus entendus, la déshumanisation de l’autre est déjà réalité, ils sont des milliers à mourir sur les routes de l’exil, à supporter toutes les humiliations quand ils sont encore vivants. Mais « Le peuple de France (celui qui travaille, blanc et hétérosexuel) manifeste pour son pouvoir d’achat » …
    Merci Brigitte. Tenons le temps que nous pourrons, mais il faut aussi penser à partir, je pense.

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  • 23 janvier 2019 à 13 h 51 min
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    Merci pour cette lecture juste et, non pas impartiale, mais lucide d’une « crise » qui sera peut-être maitrisée, mais qui aura montré que les « étoiles » italiennes, le Brexit ou Trump, procèdent d’une même logique et à mon avis, se nourrissent de la même démission de ceux qui donnaient un horizon à l’histoire pour les masses.

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  • 3 février 2019 à 14 h 56 min
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    Merci Madame pour ce texte qui, peut-être permettrait d’expliquer aux femmes et hommes, un peu perdus, mais de bonne volonté, de leur faire comprendre ce qui est l’enjeu du futur et le rôle à jouer par le peuple afin d’éviter le pire.

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  • 10 février 2019 à 17 h 58 min
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     » ce mouvement est moins une réponse qu’une réplique à la violence sociale et économique : la même course à la catastrophe écologique, l’irresponsabilité érigée en nécessité, les solitudes agrégées en guise de collectif.  » vous avez trouvé les mots qui manquaient (pour moi). Bravo et merci !

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