L’antisionisme, le masque de la haine, mon article du Monde du 16 mars 2016

« L’antisionisme est une incroyable aubaine, car il nous donne la permission d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous », Vladimir Jankélévitch (1957)

Je pense que la haine d’Israël qui semble bien être la matrice de l’antisionisme est synonyme d’antisémitisme.
Le débat sur le sionisme eut lieu dans le mouvement ouvrier juif au début du XXe siècle. Les communistes mettaient en avant l’internationalisme, les Bundistes visaient l’autonomie territoriale et culturelle, la majorité des sionistes considéraient que le socialisme passait d’abord par la création d’une nation pour les Juifs. Si j’avais eu 20 ans en 1920, sans doute aurais-je préféré aux drapeaux et aux hymnes nationaux, la bannière rouge de l’internationalisme prolétarien… mais l’Histoire est passée par là. Ce débat est désormais caduc, il a pris fin avec la création de l’Etat d’Israël.
Israël n’est plus un rêve, c’est un pays. L’antisionisme aujourd’hui n’est pas une position théorique sur l’avenir, il est une volonté de destruction de ce qui est. Et cela n’est pas et n’a pas été sans conséquences.
On peut, et c’est mon cas, considérer avec prudence toute forme de nationalisme, y déceler le plus souvent une forme de retrait, voire d’ethnocentrisme. On peut encore et toujours espérer comme Jan Valtin  un monde « sans patrie ni frontières » mais comment expliquer ce « refus » d’un seul nationalisme, celui du peuple juif, ce rejet d’un seul Etat, Israël ?
La critique marxiste du nationalisme a fini par prendre acte de la situation des peuples opprimés, de leur légitimité à une souveraineté nationale. Or, l’antisionisme dit en creux que les Juifs, contrairement aux peuples colonisés, ne sont pas un peuple opprimé mais peut-être bien un peuple dominateur. Et la haine d’Israël renoue avec le passé, avec l’imaginaire de la domination d’un nom. C’est ce nom que vomissaient Céline, Drumont et tous les antisémites bien avant l’existence de l’État d’Israël. Israël tentaculaire, suceur de sang, tueur d’enfants, fauteur de guerres et ennemi de l’humanité, la chose n’est pas nouvelle…
J’ai longtemps milité à l’extrême gauche, l’internationalisme avait encore un sens et la rage et le dépit n’avaient pas encore supplanté la révolte. Ni le Chili, ni la Pologne de Solidarnosc, ni la lutte des Kanaks ou des Sud-Africains n’ont jamais suscité cette étrange solidarité où la haine domine. Aucune « dénonciation » d’un gouvernement ou d’un régime n’a jamais mérité un vocable particulier, aucun pays non plus n’est considéré comme un nom propre auquel on peut accoler l’adjectif d’« assassin ». Or quand on crie dans une manifestation « Israël assassin », on peut se demander qui est désigné ? Un pays, un peuple ou un fantasme ?

Que l’on songe seulement à toutes les dictatures, à tous les fascismes qui ont opprimé, tué et assassinent encore aujourd’hui… Malgré les décennies de Goulag, l’océan de morts de la Chine communiste, jamais « Russie assassine », « Chili assassin », même l’Allemagne nazie n’a jamais été affublée de cet adjectif que l’on réserve à un nom. Or seul Israël mérite un mot particulier ; le mot « antisionisme » dont la triste assonance avec le mot antisémitisme vient nous rappeler encore une fois cette mise en exception radicale que les mêmes reprochent pourtant.
L’immense majorité des Juifs partagent la réflexion de Raymond Aron après la guerre des six jours : « Si les grandes puissances laissent détruire le petit Etat d’Israël qui n’est pas le mien, ce crime modeste à l’échelle du monde m’enlèverait la force de vivre ». Ou encore celle de Hanna Arendt qui, malgré son éloignement du projet sioniste pour lequel elle avait milité, devait confier à son amie : « Je sais bien que toute catastrophe en Israël m’affecterait plus profondément que toute autre chose » (1).
Israël est le pays où beaucoup de Juifs ont une partie de leurs familles, des parents qui y sont enterrés. « Israël », c’est ce mot qui revient dans toutes les prières et qui fait de la bible une véritable « propagande sioniste ». Méconnaître cette réalité, c’est faire offense aux Juifs, à leur mémoire et à leur histoire.
En outre, c’est oublier que dans la « Patrie du socialisme », Staline remplaça le mot « juif » par celui de « sioniste ». C’est au nom de ce vocable diabolisé que se tinrent des procès en sorcellerie comme celui de Slansky en Tchécoslovaquie, en 1952, dans lequel on reprochait aux accusés « un complot trotskiste-sioniste-titiste ». Il y eut aussi « la nuit des poètes assassinés », l’exécution secrète des membres du comité juif antifasciste, puis le fameux complot des blouses blanches, tous suppôts du « sionisme ». Et plus récemment la Pologne de Moczar qui, en 68, dressait des listes de « sionistes » jusqu’à la troisième génération… Mais le nazisme avait mis la barre tellement haut qu’en deçà des chambres à gaz, il y avait comme une obscénité à parler d’antisémitisme stalinien.
L’antisionisme n’est pas la critique de la triste politique israélienne, pourtant plus que jamais légitime et nécessaire. Il vise à faire d’un pays plus petit que la Bretagne l’axe du mal, la cause du malheur du monde, rien de moins. Et il fut pour le peuple palestinien ce que la corde est au pendu : son plus sûr ennemi.
Nos antisionistes professionnels n’eurent pas une larme pour les Palestiniens martyrisés du camp de Yarmuk en Syrie. Tout entiers tournés vers leur seul « sujet », la haine d’Israël, ils ont manqué leur principal « objet » d’amour : les Palestiniens. L’antisionisme a été et demeure le plus beau cadeau jamais offert à la droite israélienne, aux partisans du grand Israël, il a alimenté les peurs ancestrales liées à la destruction, nourri le repli, la mentalité de « bunker assiégé », responsables aujourd’hui de souffrances sans nom des deux peuples condamnés pourtant à vivre ensemble, Israéliens et Palestiniens. L’antisionisme est un des malheurs des Palestiniens, peut-être aussi celui du monde musulman. Il n’a pas de légitimité théorique, conceptuelle ou politique, il est hélas le masque de l’antisémitisme.

(1) Ecrits juifs Lettre d’Hannah Arendt à son amie la journaliste Mary McCarthy

http://www.refletsdutemps.fr/index.php/thematiques/actualite/politique/monde/item/le-masque-de-la-haine

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