lettre à Bob

Siné fut longtemps un ami, je ne lui parlais plus mais j’ai parfois idée qu’il pourrait recevoir ma lettre posthume …

Il y a des chroniques qu’on ne devrait pas écrire, de celles qui vont un peu plus vous faire haïr par vos ennemis mais surtout qui vous fâchent avec vos amis. La sagesse n’est pas mon fort et c’est aussi pour cela que longtemps, j’ai aimé Bob Siné.

 

 

Cela fait des années déjà que je ne te voyais plus. Ces années noires où tes « déconnades » ne me faisaient plus rire… Longtemps j’ai adoré ton insolence, ton côté gamin espiègle jamais grandi, hors règles, hors du commun, parfois aussi hors-jeu.

Bob, on aura beaucoup écrit sur toi. La mort de chacun de tes anciens camarades aurait dû faire couler beaucoup plus d’encre que de sang mais ils furent fauchés d’un seul coup et chacune de leur lumière sembla se fondre dans cette commune déflagration. Il est vrai que parmi tous tes anciens camarades, tu auras été presque le seul à mourir dans ton lit.

Je te dois pourtant l’insigne honneur d’avoir rencontré chez toi une personnalité lumineuse, celui que tu appelais ton neveu, Stéphane Charbonnier dit Charb, aussi insolent, aussi doué que toi. Mais si ta sensibilité et ton talent semblaient te dispenser de « réfléchir », chez lui cela fonctionnait plutôt comme un levier pour la pensée. Ton « neveu »… dont la clairvoyance et le courage lui auront couté la vie.

Je n’oublierai pourtant pas ces fêtes, ces fameuses parties de rigolade, quand au milieu d’une conversation sérieuse, tu cassais le cadre ou quand, dans des lieux huppés, tu étais capable d’ôter ton pantalon à la fin d’un repas toujours très arrosé et de montrer ton cul tout naturellement. Chez toi, j’ai retrouvé les crises de rire adolescentes quand, au lieu d’écouter les cours au collège, nous lisions sous la table Pilote ! Je n’oublierai pas non plus ta générosité ni cette forme étrange d’ingénuité commune à ceux qui tiennent tête à la vie en faisant chaque jour un doigt d’honneur au temps et à la mort.

Mes amies m’en voudront mais je crois que tu n’étais pas misogyne malgré tes gestes et incroyables horreurs que tu pouvais proférer. Cette façon de dire en guise d’hommages : « t’es une vraie salope toi !!! » avec ce regard enfantin perpétuellement étonné a toujours désarmé les baffes que j’aurais mises à n’importe qui d’autre pour bien moins que ça… Mais jamais tu n’aurais harcelé, méprisé ou maltraité une femme.

Bob, malgré tous tes efforts, pour te rendre odieux, je ne te prenais pas au sérieux. Et je me disais aussi qu’on ne pouvait pas dessiner ces petits porte-jarretelles affriolants avec autant de gourmandise sans aimer les femmes…

Homophobe ? Comme beaucoup de ta génération, tu considérais l’homosexualité comme une « anomalie », c’était bien aussi la limite de ton côté libertaire et de ta compréhension du monde… Tu n’avais pourtant pas de haine même si « enculé » était évidemment ton insulte favorite. Les mots que tu as écrits sur la Gay pride étaient juste inqualifiables, impardonnables, ils flirtaient avec cette « ligne rouge » que l’insolence de Charlie hebdo n’avait pourtant jamais franchie ; celle de l’anathème et du mépris. Même si ta volonté de choquer était infiniment plus lourde que la force de tes préjugés.

Antisémite ? Il y a désormais une « affaire » qui porte ton nom et il n’est pas anodin qu’elle soit devenue une ligne de partage entre ceux qui veillent et ceux qui consentent.

Je sais que tu as toujours fait partie de ces drôles d’athées qui n’en finissent pas de proclamer la mort de Dieu. Tu avais cela en commun avec bien des Juifs, tu étais « fâché » avec Dieu car il avait « permis » le malheur du monde, le colonialisme, la traite des Noirs et aussi Auschwitz. J’ai adoré tes mémoires « ma vie, mon œuvre mon cul » que ton « ennemi » Philippe Val eut un jour la bonne idée de te commander.

Je me souviens de tes dessins toujours plus éloquents que tes mots : j’ai lu et regardé ton immense désarroi devant les rescapés des camps. Désarroi qui semblait s’être figé dans ton regard. La découverte de ce cataclysme t’avait alors dévasté : « Le regard des rescapés, dont les silhouettes derrière les barbelés évoquaient plus des squelettes que des hommes et des femmes, était insoutenable et semblait nous accuser tous de duplicité. Aucun chagrin, aucune pitié ne pourrait jamais compenser de telles atrocités. Le monde civilisé avait sombré dans la barbarie et l’on pouvait se demander s’il s’en remettrait jamais. »

Si Auschwitz avait définitivement disqualifié toute idée du bien, si le monde qui avait permis cela ne pouvait plus désormais se prévaloir d’une quelconque morale, si le nihilisme en sortait renforcé, alors au nom de quoi pourrions-nous empêcher que l’horreur se reproduise ? Et si le nazisme avait finalement gagné ? Les sages paroles de Bakounine avaient alors toute leur saveur  » si Dieu existait, il faudrait songer à s’en débarrasser ».

Tu avais cette façon paillarde d’incarner à toi tout seul la si belle chanson de Léo Ferré « Thank you Satan ».

Pendant la guerre, tu n’étais qu’un adolescent. Mais tu t’en es voulu de n’avoir pas vu passer ces trains-là. Adulte, il n’était plus question de rater une rame. Le train de la lutte anticoloniale sifflait déjà, session de rattrapage s’il en fut, il embarqua avec lui les mauvaises consciences nées de cette guerre-là. Ceux qui comme toi trouvaient leur peau trop blanche, leurs yeux trop bleus… pour être honnêtes. Et c’est dans le wagon de première classe que monterait tout naturellement la « juste lutte du peuple palestinien »

Comme tout le monde, tu avais un vrai respect pour tous ces Juifs morts. Mais les vivants ! Ils n’allaient pas continuer à te « casser les burnes » ! Après avoir inventé ce Dieu aussi implacable que la conscience elle-même, voilà qu’ils remettaient ça sur le tapis avec, cette fois, la mauvaise conscience. Si encore ils étaient restés ce que de tout temps, ils furent… S’ils t’avaient permis un peu de ce rachat si convoité ; mais les voilà armés, blindés, nucléarisés, n’attendant plus rien du monde. Te privant de ce Grand Pardon non partagé…

Ces Juifs qui rappellent ce passé, la guerre et la mort, ces empêcheurs de jouir en rond. Les seuls que ton ami Jean Genêt ne pouvait pas imaginer baiser. Ces Juifs « indésirables » dont le malheur a oblitéré du sceau de la culpabilité ta « pauvre identité nationale », déjà fort mal-en-point. Mais Genêt n’était pas Céline, et quand il avait écrit « Si elle ne se fût battue contre le peuple qui me paraissait le plus ténébreux, celui dont l’origine se voulait à l’origine, qui proclamait avoir été et vouloir demeurer l’Origine, le peuple qui se désignait Nuit des Temps, la révolution palestinienne m’eût elle, avec tant de force, attiré ? ». C’était au temps où l’antisémitisme demeurait un tabou, où la haine proclamée des Juifs et d’Israël était encore politiquement incorrecte et délicieusement iconoclaste…

Peu à peu la levée de ce « tabou » t’est apparue comme un nouvel « affranchissement », la politique d’Israël t’a servi de laxatif et la jubilation de faire sauter morale et verrous t’a jeté toujours plus loin dans les bras de ces « anars d’extrême droite », de ces « rouge brun ». Te voir, aux côtés de Soral et Dieudonné m’a définitivement éloignée de toi. Te savoir encensé par les sites islamistes ! J’ose imaginer que cela t’a quand même un peu fait mal aux seins !

Après la triste « affaire » qui porte ton nom, tu as fini par te vautrer avec de vrais antisémites, faux rebelles et « asservis volontaires » prêts à toutes les mésalliances, guidés par la seule obscure boussole de la haine. Beaucoup d’entre eux n’ont pas hésité à cracher sur les cadavres encore chauds de tes anciens camarades. Tout cela, plus que tes injustifiables propos demeure inqualifiable, inexcusable.

Les temps avaient changé Bob ! Et toi, coincé dans le formol ou l’alcool, tu faisais semblant de ne rien voir… Car aujourd’hui, il n’y a rien de moins « anticonformiste » que cette nouvelle et sans doute ancienne « passion antijuive » à nouveau au top des détestations mondiales.

« Ils ne nous pardonneront jamais ce qu’ils nous ont fait » dit l’un des acteurs du film d’Axel Corti dans Welcome in Vienna. Ils ne nous le pardonneront pas car pour certains, et je crois que tu en fis partie, ils ne se le sont jamais pardonnés, dans ce faux jeu de miroirs où la responsabilité individuelle s’éclipse devant une « culpabilité collective » fantasmée.

Tu auras, peut-être sans le vouloir, du moins je l’espère, fait du mal à Charlie, aux tiens…

Il y a peu de chances que cette lettre te parvienne et je ne crois pas plus que toi au paradis. Pourtant, j’ai envie de t’imaginer entouré de tous tes vieux « potos », tous ceux qui n’ont pas eu la chance de vivre aussi longtemps que toi. Tous ces vrais gentils de Charlie, lâchement assassinés en janvier 2015 qui vont peut-être te retrouver, et auront encore la générosité de te pardonner et de te payer encore un coup à boire. En tout cas moi, je l’espère car aujourd’hui, j’ai quand même du chagrin.

 

 

 

 

 

George Bensoussan, ma réflexion

 Ce texte est paru dans la revue du mouvement juif libéral  Tenoua en avril 2017. Des propos injustes
 par Brigitte Stora

Je ne m’amuserai pas au nom d’un goût polémiste, bien dans l’air du temps, d’opposer au titre « non George Bensoussan n’est pas raciste », un démenti sur un homme.

Je n’ai pas l’âme d’un procureur et ne me permettrai pas de prononcer un verdict sur une personne.

Ce qui est jugé, ce sont des propos. Et ces propos je les réprouve.

Le premier, celui qui me semble le plus problématique et sujet à réflexions est cette phrase :
“Aujourd’hui nous sommes en présence d’un autre peuple au sein de la nation française, qui fait régresser un certain nombre de valeurs démocratiques qui nous ont portés ”.

Des amies, des proches qui, dans la douleur, ne reconnaissent plus leurs propre fils « radicalisés » ou leur fille  voilée, appartiendraient-ils à deux « peuples » différents ? Et de quel “peuple” sont issus les convertis partis faire le jihad ? Cette notion de peuple mérite peut-être de la nuance, hélas absente de ce jugement. Mais il y aussi, et c’est peut-être plus discutable encore cette référence à la nation française. Je connais les valeurs de la République, je suis plus dubitative envers celles de la Nation française qui, comme l’histoire nous l’enseigne, n’a pas toujours été porteuse de valeurs démocratiques. Loin s’en faut. Les mots comptent, les mots parlent. Je peux bien avouer aux lecteurs de Tenou’a et de la Bible, le trouble étrange que j’ai ressenti en lisant cette phrase, un trouble qui, souvent précède l’analyse, tout en la rendant possible et nécessaire. Puis je me suis souvenue des propos du méchant Aman à propos des Hébreux. « Il est une nation répandue, disséminée parmi les autres nations dans toutes les provinces de ton royaume : ces gens ont des lois différentes de toute autre nation » (Esther III, 8).

Bien sûr, toute ressemblance avec des personnages et des situations existants ne peut qu’être fortuite. Toutefois, il est des phrases qui résonnent parfois fortement à ceux qui acquiescent à l’injonction divine adressée au peuple juif « Tu te souviendras que tu as été étranger en terre d’Égypte ». Ce même « souvenir » devrait aussi nous faire lever contre les mesures de Trump… Mais cela est un autre chapitre.

Bref défendre nos valeurs humanistes, juives et républicaines face à ceux qui les menacent, ce n’est pas exactement la même chose que pointer un « autre peuple » et défendre le sein de la nation française…

Le sein, nous y voilà

L’autre phrase déchaine certaines passions et pour cause, il n’y est plus question du sein de la nation française mais de celui des femmes arabes…
« Dans les familles arabes en France, et tout le monde le sait mais personne ne veut le dire, l’antisémitisme, on le tète avec le lait de sa mère ». Là encore, des psychanalystes, anthropologues et humoristes pourraient à loisir raconter le lien assez particulier que tout humain (et humaine) entretient avec le sein de sa mère. Dans la plupart des cultures, toucher à la mère, à ses seins, à son corps constitue l’offense suprême et les cultures méditerranéennes ne sont pas les moins chatouilleuses sur la question, c’est un euphémisme…
Pourquoi blesser ?

À ce propos mais je n’ai pas ici le temps de développer, il me semble que l’islamisme est un virus particulier, s’il a toutes les caractéristiques du fascisme, il a aussi des “atouts” qui lui sont propres, il vise ce lien toujours fragile et meurtri dans la culture arabo-musulmane entre l’intime et le collectif. La référence au sein maternel vient encore légitimer ce lien incestueux entre culture et nature.

Georges Bensoussan prétend citer un sociologue, Smaïn Laacher, lui-même d’origine maghrébine. Attestant ainsi d’un propos d’origine contrôlée, d’une « source sure ».
Mais Laacher a dit autre chose : « Cet antisémitisme, il est déjà déposé dans l’espace domestique. et il est quasi naturellement déposé sur la langue, déposé dans la langue. » Non, bien sûr, ce n’est pas la même chose.
Car si la culture se transmet aussi par la langue, elle ne passe pas dans le lait maternel.

La place d’où l’on parle est déterminante

Mais surtout ce n’est pas la même chose de parler de soi ou de parler des autres. Il me semble que la place d’où l’on parle est déterminante, l’énoncer est peut-être un premier pas dans une volonté d’objectivité.
L’autocritique n’est pas la critique des autres, les blagues sur les homos si courante chez les gays deviennent obscènes dans la bouche des hétéros. L’humour juif ne peut être retourné contre eux (pas plus d’ailleurs que la bible et ses prophètes)

George Bensoussan aurait pu user du « je » pour dire par exemple que les Juifs du Maghreb, dont il fait partie, sont un peu las de se prendre des pierres et des injures, que ce soit à Casablanca, à Saint Denis ou à Jérusalem et se demander s’il faut encore partir ! Cette subjectivité est légitime et peut s’entendre, mais l’historien s’abrite derrière une objectivité étrangement renforcée par une subjectivité qui n’est pas la sienne mais qu’il « dérobe » à l’autre en la retournant contre lui.

Je n’aime pas ce procédé qui me fait étrangement penser aux « cautions juives » des discours antisémites… (si c’est un Juif qui le dit).
Assumer sa subjectivité est à mon sens, la condition du courage, de l’éthique et du bien dire ….

En outre la « culture » est un mot lui aussi largement galvaudé, de nos jours, on l’emploie très légèrement, le plus souvent déconnecté de l’histoire. Des deux côtés d’un spectre idéologique finalement très étroit où les extrêmes finissent par se toucher, on “dénonce” ou on “respecte” avec la même logique essentialiste/raciste des « Cultures », considérées comme des identités fixes et éternelles que ni l’histoire ni la littérature ni la musique ne viennent confirmer. Cette souscription à la « culture immuable » oublie qu’il fut un temps, pas si lointain où les étudiantes de Kaboul de Téhéran et d’Alger se promenaient en mini jupe, où tout le monde écoutait Oum Kalsoum. Un temps aussi où l’antijudaïsme parfois violent du monde musulman ne s’inspirait pas encore des Protocoles des sages de Sion et de Mein Kampf que les Frères Musulmans se sont employés à traduire et à diffuser voilà moins d’un siècle.

Dire cela, ce n’est pas nier l’antisémitisme répandu dans le monde arabe. Cet antisémitisme a aussi une dimension culturelle et linguistique. J’ai moi aussi écrit et dénoncé « cette triste coutume du monde arabe qui fait suivre le mot « juif » (et parfois le mot femme) du mot « hachek », quelque chose comme « sauf votre respect » pour s’excuser d’avoir dit l’obscène. »

Toutefois c’est faire injure à beaucoup que croire et laisser croire que cet antisémitisme se transmettrait dans les familles arabes, si l’historien avait dit “beaucoup” de familles, l’éventuelle “minorité” en aurait déjà offensé, mais il s’est épargné la nuance. C’est dommage car cela devient une erreur et une faute. C’en est une autre que laisser sous-entendre une forme de déterminisme propre à ces « cultures-là ». On peut être issu d’une famille antisémite, y avoir baigné toute son enfance et le rejeter pourtant. Dans la famille Goering, il y eut deux frères, un salaud et un Juste nommé Albert, dans la famille Merah, il y en a un dont le nom sera effacé et son frère Abdelghani dont on doit se souvenir. Un nom comme celui de Mohamed Sifaoui dont l’odieuse mise en suspicion dans cette affaire ne fait que saborder un peu plus la fraternité. Le libre arbitre se dit dans toutes les langues, même en arabe.

Faire avancer les choses

L’antisémitisme est une plaie dans le monde arabe, il est comme je l’ai écrit à propos de l’antisionisme qui n’est souvent que le masque de l’antisémitisme un des noms du malheur du monde arabe. Il fait des ravages chez les jeunes et semble être un des leviers le plus puissants pour la « conversion » jihadiste. Il est temps de le dire et de le dire bien. Le « dire bien » ne relève pas d’un excès de prudence mais d’une volonté de faire avancer les choses. En face, hélas et partout se lève une étrange défense de la « liberté d’expression » brandie de plus en plus souvent par ceux qui, voulant s’affranchir de la nuance, s’épargnent aussi de penser. Les mots qui blessent, qui essentialisent, qui assimilent nous font du mal à tous, nous dressant les uns contre les autres, sommés de faire front, dans une concurrence de communautés et de mémoires plus dangereuse que jamais.

Pour ma part, je condamne ces paroles car elles font régresser le débat et servent la soupe à tous ceux qui veulent l’éviter. Je ne suis pas convaincue que ces propos devaient être jugés par un tribunal, le parquet en a décidé ainsi.

Mais il me semble nécessaire de les soumettre à une mise en examen de conscience.

http://tenoua.org/bensoussan/ J’ai écrit cet article dans Tenoua, la revue du mouvement juif libéral de France

http://tenoua.org/bensoussan/http://tenoua.org/bensoussan/

Juifs d’Algérie engagés dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie

« Oubliés de l’Histoire »

Mon documentaire de 2011 dans la cadre de la fabrique de l’Histoire d’Emmanuel Laurentin.

 

Un documentaire de Brigitte Stora, réalisé par Anne Fleury.

En Algérie, pendant la guerre de libération nationale, des Juifs algériens se sont rangés aux côtés du FLN.

Ces enfants du pays se battaient pour une Algérie pluriculturelle et démocratique, débarrassée du joug colonial et de l’assignation à résidence communautaire, d’une « Algérie heureuse ». Quelles que soient leurs origines, ils étaient nombreux alors à partager cet espoir.

L’Algérie indépendante ne sera pas celle pour laquelle ils avaient lutté. Peu à peu ils devront quitter et leurs espoirs et leurs pays.

Ces destins orphelins n’appartiendront jamais à aucune Histoire officielle. Brigitte Stora a recueilli leurs témoignages, notre émission ambitionne modestement de réparer un peu l’outrage de l’oubli.

https://www.youtube.com/watch?v=HNfqnyFw3GM

Nos ex-Camarades par Caroline Fourest

 

Que sont mes amis devenus…
Par Caroline Fourest

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Il y a des époques où l’amitié peut devenir un cimetière. De la seconde Intifada à l’attentat contre Charlie et l’Hyper Cacher, combien de conversations amicales ont mué en discordes, quelque part entre Gaza, Dieudonné et « Je ne suis plus Charlie ». Et vous, combien d’amis avez-vous perdus ? Brigitte Stora les a comptés. Mieux, elle nous les conte.

Ces camaraderies gâchées par des obsessions contraires. Les mots qui se tordent, les regards qui fuient, ces visages aimés devenus fermés, ou qui se mettent à brûler d’un feu étrange. Les chaleurs, au contraire, qui s’éteignent, froides comme l’indifférence, parfois la complaisance, envers le pire : l’islamisme, le complotisme et, bien sûr, l’antisémitisme.

Cette hydre, on la voit venir de loin, mais pas toujours, quand on est juif. Il coûte beaucoup d’amis quand on est militante de gauche, juive de culture, algérienne d’origine et de tempérament, qu’on a épousé un juif marocain, grandi dans le culte de l’indépendance des anciennes colonies, qu’on a traîné ses guêtres dans toutes les manifestations antiracistes, usé le pavé avec la marche des Beurs, qu’on élève ses gosses dans un quartier populaire et mélangé, pas par mauvaise conscience, mais par appartenance à ce peuple métissé : française et juive du Maghreb, tout attaché.

Lors de la seconde Intifada, en 2000, Brigitte Stora est partie manifester pour les Palestiniens. Quelques heures plus tard, elle devait sortir des rangs de la gauche radicale, dégoûtée d’entendre « Mort aux juifs », sans que cela ne choque ceux qu’elle appelle désormais ses « ex-camarades ». Eux pensent qu’elle exagère, qu’elle en fait trop. L’antisémitisme, c’est la faute aux Israéliens et l’islamisme à l’impérialisme américain. Ils continuent de militer au nom du progrès, à la remorque de l’internationale la plus réactionnaire au monde… À force de lire Edwy Plenel, de s’indigner façon Stéphane Hessel, et de se perdre, comme toujours, avec Alain Badiou.

Trois boussoles du sud, rhabillées pour l’hiver. Avec talent, style et acuité, ce livre apporte incontestablement un nouveau chapitre, humain et intellectuel, aux alertes déjà lancées contre la gauche cédant au mieux à l’aveuglement, au pire à la tentation obscurantiste .

Entre deux pages, on se croit parfois revenu au temps des procès de Moscou et du complot des blouses blanches. Pourtant, c’est bien en France, ici et maintenant, qu’Ilan Halimi a été torturé à mort, que des enfants juifs se sont fait abattre à bout portant à Toulouse, que des juifs risquent de se faire égorger à cause de leur kippa, que les actes et propos antijuifs sont deux fois plus nombreux que les actes et propos antimusulmans, même après des attentats… Pendant que des intellectuels et des militants de gauche se demandent si les juifs n’en font pas trop, si ce n’est pas un peu de leur faute, avec tout ce qui se passe en Israël et si, au fond, les vraies victimes ne sont pas les terroristes.

Tous ne sont pas aveuglés par la peur. Certains le sont par la haine. Farida Belghoul, que Brigitte Stora a connue à l’époque de la marche des Beurs, a basculé de l’antiracisme au racisme, de « Touche pas à mon pote » à « Touche pas à mon genre », en compagnie d’Alain Soral et sa bande, avec qui elle peut enfin parler des juifs. C’est ici et maintenant.

Mais c’est ici, aussi, que les amitiés métissées de Brigitte résistent. Qu’une amie de la Guadeloupe se désespère avec elle de son fils devenu fan de Dieudonné. Que sa petite soeur afghane et ses amies algériennes, toutes réfugiées, maudissent les islamistes. Ici, dans ce pays capable de se déchirer « pour le sort d’un petit capitaine juif », que l’on peut perdre des camarades et en retrouver d’autres, avec qui bâtir une résistance fraternelle.