L’universalisme est un horizon

  L’universalisme est un horizon 

Identitaristes de tous les pays unissez-vous et disparaissez …
Le débat hexagonal est chaque jour plus étriqué et plus caricatural. Au lieu de se réjouir de la renaissance d’un mouvement antiraciste jeune, pluriel, métissé et généreux, les petits boutiquiers de l’identitarisme en sont à se renvoyer leurs idées rances et éculées. Chacun misant sur la défaite de cette commune solidarité. Entre les indigénistes et la fachosphère, la voie semble étroite, tant le débat désormais réduit aux réseaux sociaux est caricatural. Nous sommes pourtant majoritaires à refuser leurs communes vociférations, à refuser ces prises d’otage. Puissent nos voix un jour couvrir les leurs. 

 Antiracisme universalisme : Les mots usurpés

Juste après le meurtre vu en direct et l’insupportable agonie de Georges Floyd, certains, toute honte bue, n’ont pas attendu pour agiter la menace du séparatisme noir, du racisme antiblanc, et autres périls visant l’ « universalisme ». 

 Après avoir fait main basse sur les mots république et laïcité, les chantres de l’identité nationale tentent de s’emparer d’autres mots comme le rejet du communautarisme…

 Beaucoup d’égarés, par paresse et par peur emploient à tort et à travers le mot universalisme dans un sens que les premiers ne sauraient renier… 

De l’autre côté du miroir, il y a ceux qui souhaitent récupérer la colère légitime face aux racisme et aux violences policières vers un repli haineux. A l’instar des Indigènes de la république et de sa patronne Houria Bouteldja qui ne cesse de jouer la concurrence victimaire ayant fait des Juifs, d’abord les vecteurs puis l’incarnation de la blanchité. 

 En ligne de mire, visés par leur commune détestation, il y a l’antiracisme, l’universalisme, la gauche, la mémoire plurielle de nos combats et notre commune humanité. 

L’universalisme n’est pas une réalité mais un désir, un devenir, un objectif et un combat. La pleine reconnaissance des oppressions et de la singularité de chacun n’est pas son abolition mais sa condition. 

Toutes les luttes d’émancipation de ces soixante dernières années ont placé en leur cœur l’objectif d’universel contre son imposture démasquée comme domination.

 Les peuples du tiers-monde en lutte pour leur libération mais aussi les luttes féministes, les combats pour la visibilité homosexuelle avaient cela en commun ; il s’agissait de réclamer pour toutes et tous un universalisme qui les avait niés. 

« Un homme sur deux est une femme » fut la réponse féministe la plus implacable à ce déni. 

  Universel singulier, les mémoires en partage 

L’universalisme qui ne se pose pas la question de l’Autre, fut-elle la moitié de l’humanité n’est pas seulement un universalisme abstrait incapable de penser sa propre domination. Il n’est pas un universalisme.

  « Or s’il est un mal dont le Français doit se soigner, c’est de son « universalisme péteux », un universalisme qu’il croit incarner alors qu’il n’est qu’un « universalisme ethnique » – bien qu’il fasse prononcer pour un rien le mot « communautarisme » dès que s’exprime la requête d’un partage » résume le philosophe camerounais Achille Mbembé. 

Cette position fut celle de Frantz Fanon, d’Aimé Césaire, d’Albert Memmi, la dénonciation de l’imposture universaliste n’était pas récusation mais exigence d’un universel commun. 

« Pour être universel, nous disait-on en Occident, il fallait commencer par nier que l’on est nègre. Au contraire, je me disais : « Plus on est nègre, plus on sera universel. »1 écrivit Aimé Césaire.  

 « Tous les hommes sont des nègres » proclamait la déclaration d’indépendance d’Haïti. Et c’était un vœu universel d’émancipation…

En outre et à rebours du discours de la haine identitaire et de la concurrence mémorielle, les mêmes réflexions traverseront les œuvres d’Emmanuel Levinas, de Martin Buber et d’autres penseurs juifs. 

L’idée que chacun et chacune porte en soi cette part d’universel en même temps que la revendication heureuse d’une positivité d’être soi dans un devenir qui s’arracherait à toute assignation « essentialiste » fut notre butin commun. Cela n’est presque plus audible de nos jours, pourtant les luttes des uns et des autres se sont renforcées bien plus qu’elles ne se sont heurtées. Les luttes de libération nationales, les combats antiracistes mais aussi féministes et homosexuels ont fait émerger des revendications communes de reconnaissance dont la mémoire juive fit partie. Si aujourd’hui, l’absence d’horizon commun a asséché tous ces combats, il ne faudrait pas pour autant que l’amnésie lui emprunte le pas. 

 

Alors même qu’en France, les populations issues de l’immigration coloniale sont encore aujourd’hui victimes de discriminations qui pour être essentiellement sociales n’en ont pas moins pris une coloration ethnique, la mémoire de l’esclavage et du colonialisme peine à émerger. Chaque demande de reconnaissance et de réparations se heurte au discours de « refus de la repentance » accusant des catégories de Français de communautarisme visant à « saper le roman national ». Comme s’il fallait, sans délai, refermer le chapitre ouvert par la reconnaissance tardive de la responsabilité de la France dans la rafle du Vel d’Hiv et dans la Shoah.

Les chantres du « refus de la repentance », tout comme certains militants décoloniaux faisant assaut d’un discours culpabilisant, jouent en réalité sur un même registre de confusion. D’un point de vue éthique, on se doit certainement de récuser toute forme de culpabilité collective. Il n’y a ni victimes ni bourreaux héréditaires et il ne suffit en rien d’être descendants de victimes pour s’en octroyer un statut éternel. 

En revanche, il existe une responsabilité historique des Etats et des nations qui ont participé à la traite puis imposé le colonialisme à des continents entiers. La reconnaissance de cela n’est pas la réponse charitable à la mémoire blessée d’une « communauté », elle est acceptation de notre histoire et de nos mémoires communes sans lesquelles on ne peut parler de « communauté nationale ».

La mémoire de la Shoah et de l’esclavage ne sont pas des mémoires minoritaires ou « communautaristes », elles racontent aussi l’histoire de la France. 

 Après la mort de Georges Floyd, certains d’entre nous ont mis un genou à terre, en signe de solidarité. Il s’agissait aussi d’éprouver, même de très loin, ce que représente cette durée 8 minutes 30 sur le cou d’un homme jusqu’à sa mort.  

Certains y ont vu la preuve d’une « soumission », une image dégradante s’il en est, de Blancs agenouillés devant des Noirs, l’image du Grand Remplacement par la fin programmée, comme l’a clamé Zemmour du pauvre mâle blanc hétérosexuel menacé d’extermination. On ne peut pas écrire cela et se réclamer de la république et de l’universalisme, ces mots sont le signe d’une pénétration inouïe d’un imaginaire raciste et colonial. 

Un imaginaire qui ne fait que valider les outrances des décoloniaux à la place d’une critique pourtant urgente et nécessaire. 

Dans leur regard 

« Être un problème est une expérience étrange. Le sentiment de s’observer constamment avec les yeux d’un autre pouvait devenir une « double vue » sur le monde, capable de faire travailler à libérer les noirs de leur aliénation et les blancs de leur « préjugé racial » écrivit l’historien et sociologue Afro-Américain William Edward Burghardt Du Bois. 

Au lieu de réfléchir à notre commune histoire de France tout comme au problème des violences policières qui touchent en priorité une partie de notre jeunesse, nous avons dû assister encore une fois à un débat surréaliste sur le « privilège blanc ». Et dans un jeu à somme nulle, il fallait y souscrire ou en dénoncer le terme, d’un même enthousiasme. 

Pourtant c’est bien dans la prise en compte de nos vécus différents que git la possibilité de l’empathie. Lire les récits, écouter la parole de l’Autre nous permet de sortir de l’indifférence et de la complicité. 

La réponse dans « l’égalité des droits » et la neutralité du genre humain, est un peu courte, elle fait fi de décennies de luttes, de littérature et de réflexions menées depuis plus de 60 ans. 

La libre disposition de nos corps, le droit à l’avortement, la dénonciation du viol ne relèvent pas exactement de l’égalité des droits…

Les hommes n’ont pas grandi avec la peur ou du moins la probabilité du viol, cela ne signifie certainement pas que tous les hommes soient des violeurs ni qu’ils soient collectivement complices du patriarcat. Il existe des hommes plus féministes que des femmes mais ceux-là ont appris à ne plus ignorer leur privilège, celui précisément qui consiste à n’y point penser. 

Il en est de même pour la couleur de sa peau, son appartenance à une majorité religieuse et culturelle, son orientation sexuelle etc, le privilège des dominants consiste à ne pas se poser la question. La neutralité est alors le luxe de ceux qui n’ont pas à se décliner. 

Le Blanc est-il appelé « homme de couleur » ? « Ben non il est normal quoi, blanc » comme disait Coluche. Quant aux Hommes, ils représenteraient à eux tout seuls l’ensemble de l’humanité… Les privilèges liés à la condition majoritaire et dominante consistent essentiellement dans cet oubli, de son sexe, de sa sexualité, de sa couleur, de sa religion majoritaire etc. En prendre conscience, c’est la condition de l’empathie et de la solidarité pour les dépasser. 

La décence voudrait qu’on écoute en premier lieu le ressenti et l’expérience de premiers concernés, cela ne signifie pas que nous soyons coupables de ne pas être victimes. De tous les grands crimes contre l’humanité, de l’esclavage au colonialisme au massacres des Amérindiens, aux génocides arméniens juifs et tutsi, cela ferait un bon paquet de coupables.  Si « nous sommes tous coupables, personne ne l’est »,  écrivait Hannah Arendt avant d’ajouter que toute  « communauté est jugée comme responsable de ce qui a été perpétré en son nom »2.

Je ne suis pas de ceux qui pensent que seul un Juif peut pleurer sur la Shoah et seul un Noir est légitime à parler de l’esclavage. C’est pourtant seulement dans la conscience de nos positions différentes, de nos limites aussi et d’un inévitable décalage que nous puisons la force d’être ensemble. 

Car si nous ne pouvions au moins souhaiter en finir avec l’assignation identitaire alors à quoi servirait-il de la dénoncer ? 

S’émanciper de l’assignation

 

 L’émancipation est liée à cette idée d’humanité commune, c’est à dire à la capacité humaine de se mettre à la place de l’autre, rien d’étonnant à ce que l’émancipation soit dans le viseur des identitaires de tous bords, des indigénistes aux conservateurs de l’identité française. Qu’ils parlent de nation, de terroir, de racines et de races, ils racontent tous la même défaite, celle des emprunts et des passerelles qu’ils se plaisent à dynamiter et qui est pourtant l’histoire de l’humanité.

« Si on va dans les Amériques, la musique de jazz est un inattendu créolisé. Il était totalement imprévisible que des populations réduites à l’état de bêtes, qu’on pendait et brûlait vives aient eu le talent de créer des musiques joyeuses, métaphysiques, nouvelles, universelles comme le blues, le jazz et tout ce qui a suivi. C’est un inattendu extraordinaire. La créolisation, c’est un métissage d’arts, ou de langages qui produit de l’inattendu. C’est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre. C’est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs. Mais la créolisation, c’est le métissage avec une valeur ajoutée qui est l’imprévisibilité. 3

L’imprévisibilité dont parle Edouard Glissant, c’est ce surgissement du possible né de la rencontre avec l’Autre. Il ne s’agit pas seulement  de faire accueil à la « différence » mais accepter du plus profond de notre intimité qu’il y ait de l’ailleurs, qu’il y ait de l’autre. 

 Être soi-même passe par l’autre

 Ce qui nous parait parfois le plus authentique est souvent le fruit d’emprunts et d’une construction imaginaire. Le cinéma d’Hollywood fut le rêve américain d’immigrants et de réfugiés, dont beaucoup fuyaient les pogroms d’Europe de l’Est. La chanson française, dans son rayonnement d’après guerre, doit beaucoup aux musiciens, compositeurs et chanteurs venus d’ailleurs.

Le titi parisien a longtemps été représenté dans l’imaginaire comme fumant une cigarette, portant une casquette, jouant de l’accordéon. Mais tous ces attributs viennent de l’étranger, la casquette des Juifs polonais, l’accordéon de l’Italie, la cigarette sera venue d’Espagne et le tabac d’Amérique.

 Les échanges grotesques 2.0 des réseaux sociaux sont devenus le lieu de la chute de la pensée d’un certain nombres d’anciens philosophes, d’intellectuels et de pseudo militants de l’antiracisme politique. Au lieu d’enrichir la réflexion, ils s’acharnent chaque jour à l’appauvrir, faisant comme si tous les débats autour des questions coloniales du 20e siècle n’avaient jamais eu lieu. Alors oui, il faut relire Fanon, Césaire, Memmi, Toni Morrison, il faut accepter d’aller plus loin que les 140 signes de twitter, seul monde désormais commun à tous, un monde étroit caricatural, un monde où il est difficile de respirer… 

  Brigitte Stora

 1 Entretien  d’Aimé Césaire donné à Potomitan en mai 1997 

2 Responsabilité et Jugement – Hannah Arendt aux éditions Payot

3 interview d’Edouard Glissant pour le Monde 200

 

2 réflexions sur “ L’universalisme est un horizon ”

  • 8 juillet 2020 à 8 h 27 min
    Permalink

    Cela fait du bien de lire de la pensée qui restitue du sens au concept d’universalisme, loin des scories communautaristes.
    Merci Brigitte

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  • 11 juillet 2020 à 12 h 07 min
    Permalink

    Merci pour ce texte qui éclaire ces questions et a raffiné ma pensée.

    Réponse

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