Meurtre de Sarah Halimi le choix de l’irresponsabilité

Le choix de l’irresponsabilité

 

L’assassin de Sarah Halimi ne sera pas jugé. Kobili Traoré a été déclaré pénalement irresponsable par la cour d’appel de Paris le 19 décembre dernier. Par cette étonnante et troublante décision, le droit requis par et pour la justice l’aurait-il dans le même temps, suspendue ?

 

Comment admettre que l’auteur d’un des plus cruels crimes antisémites puisse échapper à un procès ? Nous sommes nombreux à partager la consternation et la colère de tous ceux qui souhaitaient un procès à commencer par les proches de la victime.

Il faut toutefois se garder de remettre en cause le fonctionnement de la justice dans notre pays.

Celui-ci est régi par plusieurs principes et la possibilité de déclarer inapte pénalement une personne dont le discernement aurait été aboli en relève. Il est toujours hasardeux de réclamer à cor et à cri une intervention politique dans un dossier pénal, car la démocratie est liée à la séparation des pouvoirs. De même qu’il y a dans notre pays, et c’est heureux, une prise en compte de la parole d’experts et la possibilité dans le droit de juger différemment non les fait mais les hommes.

Les thèses complotistes qui fleurissent sur le dépit ne rendent service ni à la démocratie ni à la pensée.

Pourtant un sentiment amer demeure qui autorise à s’interroger sur le traitement d’une affaire qui depuis le début aura présenté d’étranges points aveugles.

Rappelons les faits, dans la nuit du 3 au 4 avril 2017, Sarah Halimi une femme de 65 ans était tirée de son lit, massacrée puis défenestrée vivante par son voisin, un homme de 27 ans, Kobili Traoré.

silence médiatique, le non lieu de l’objecticité

Meurtre antisémite ou fait divers, pendant près de deux mois, seul le silence sembla trancher.

Dans les semaines qui ont suivi le drame, tout se passa comme si la grande presse n’en parlait pas, de peur d’en parler trop… Et puis elle s’appelait Sarah Halimi, un nom devenu douloureux depuis le meurtre d’Ilan, comme une répétition insupportable. La dimension antisémite, patente, que l’on pouvait au moins questionner fut jugée si embarrassante, si encombrée d’une subjectivité suspecte, que les grands médias choisirent de taire jusqu’au meurtre lui-même. Et c’est le non-lieu qui prit la place de l’objectivité…

Ainsi, le meurtre disparut derrière son motif renvoyant à un fait divers le massacre d’une femme retraitée arrachée à son sommeil puis jetée par la fenêtre par son jeune voisin.

Puis on en commença à en parler timidement en évoquant la folie de l’assassin pour mieux révoquer la possible dimension antisémite.

La folie était donc contradictoire avec l’antisémitisme rappelant ainsi le terrible précédent de Sébastien Sélam dont l’assassinat en 2003, le tout premier des meurtres antisémites, ne devait jamais faire l’objet d’aucun procès.

 

Ne pouvait-on pas plutôt s’interroger sur cette étrange alternative : ou fou ou antisémite, comme si l’un annulait l’autre ? Ne pouvait-on pas aussi imaginer que la judaïté de Sarah Halimi ait pu constituer une « circonstance aggravante », un « accélérateur de folie », le lieu du passage à l’acte ? De façon similaire, n’avait-on pas nié le caractère antisémite de l’assassinat d’Ilan Halimi au profit de la thèse du crime crapuleux ?

A l’époque pourtant le psychiatre Boris Cyrulnik avait qualifié l’antisémitisme du gang de barbares comme le lieu et le moment de passage à l’acte, un permis de tuer. Le crapuleux, l’insensé, l’odieux, loin d’affaiblir la dimension antisémite, n’en seraient-elles pas au contraire ses définitions, voire ses signatures ?

Si déni il y eut, il ne portait pas sur les auteurs du crime mais bien sur le crime lui-même. Car le crime sans nom en portait un.

 

 Un crime sans nom ou le nom du crime ?

Après des semaines de silence, de prudence, de trop rares articles titrant sur « l’émotion de la communauté juive » …, des intellectuels et des artistes prirent la plume, élevèrent la voix. Le 16 juillet 2017, lors de la commémoration de la Rafle du Vel d’hiv, le président Macron déclara : « la justice doit faire désormais toute la clarté sur la mort de Sarah Halimi ».

Il fallut pourtant attendre encore onze longs mois pour que la qualification du meurtre comme antisémite soit enfin admise.

Puis s’ensuivit une longue bataille d’expertises sur l’état mental du meurtrier.

La décision du 19 décembre est venue la clore concluant à son absence de discernement pendant le meurtre.

Longtemps mutique, le jeune homme qui ne souffre depuis d’aucune autre « bouffée délirante » a expliqué qu’il avait agressé sa voisine sous l’emprise du « démon » …

Il semble bien que dans cette terrible affaire, le démon si présent ait fait l’objet d’un étrange traitement.  Démon se dit sheitan en arabe et c’est en prononçant ces mots « j’ai tué le sheitan » que Traoré a fait basculer par-dessus le balcon, le corps encore en vie de Sarah Halimi, Le démon alors c’était elle, qu’il tua pour s’en débarrasser…

La justice ne juge pas les démons mais elle juge les hommes et les démons qui les habitent.

Pourtant en s’épargnant le jugement de cet assassin-là, de ce crime-là, c’est bien l’antisémitisme aussi qui ne sera pas jugé. Et c’est peut-être bien le démon de l’irresponsabilité qui ici a été acquitté.

Le démon acquitté

La décision de la Cour d’appel surprend, tant ce qu’elle dit peut paraitre contradictoire. La cour a en effet estimé qu’il existait « des charges suffisantes contre Kobili Traoré d’avoir (…) volontairement donné la mort » à Sarah Halimi, elle a également retenu la circonstance aggravante de l’antisémitisme, tout en le déclarant « irresponsable pénalement en raison d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ».

L’antisémitisme serait donc compatible avec une absence de discernement, nous voilà rassurés… L’antisémitisme comme le racisme est certainement une absurdité intellectuelle, une folie philosophique, seulement ces folies-là peuvent tuer. Et la justice doit pouvoir juger.

Car dans le cas de Kobili Traore, l’« absence de discernement » ne relève pas, selon les experts, d’une maladie mentale établie mais d’une consommation de cannabis…

E c’est le cannabis qui semble-il, est passé à la barre à la place de son consommateur.

Dans une colère que l’on peut partager, le dessinateur Joann Sfar écrit :

 « Un chauffard sous l’emprise du cannabis relève des tribunaux. Pas un tueur de juive, semble-t-il. Le mobile antisémite relève désormais de la circonstance atténuante dans nos tribunaux. Le message aux Juifs est limpide. »

Il est vrai que jamais la consommation d’alcool ou de drogue n’a constitué une circonstance atténuante au regard du crime commis. Au contraire, il y a dans notre conception de la justice cette idée de la responsabilité qui lui est concomitante : chacun possède un libre arbitre, nul autre que nous-mêmes ne peut nous obliger à certains choix. Les accidents de voiture causés par la consommation d’alcool renforcent au contraire la peine car le choix de l’irresponsabilité préexiste à l’accident et ce choix permet le crime.

La responsabilité du sujet réside aussi dans la décision de l’abolir.

Le 17 juin dernier, le procureur de la République avait déclaré : « Par son comportement volontaire de consommation de cannabis, Kobili Traoré a directement contribué au déclenchement de sa bouffée délirante aiguë. … Il ne saurait en effet se prévaloir de l’état de démence dans lequel il se trouvait, celui-ci résultant de son comportement fautif préexistant. »

En outre, ni l’antisémitisme ni aucune autre haine ne sauraient être contenus dans l’alcool ou la prise de drogue, chacun sait qu’ils désinhibent mais n’en sont pas la cause.

 

 L’antisémitisme un meurtre du sujet ?

 

Kobili Traoré ne souffre d’aucune pathologie psychiatrique, le sheitan envolé, il semble calmé.

« Va-t-on garder en psychiatrie un sujet qui n’a plus de trouble justifiant son internement ? Non » s’interroge l’expert psychiatre Dr Zagury. Outre l’effroi à imaginer le meurtrier dispensé de jugement, cette décision ouvre à de terribles questionnements.

Car si l’abolition de son discernement, « causée » par le cannabis, a débuté puis fini par le meurtre de Sarah Halimi, ne peut-on s’interroger sur le nom même de cette éclipse ?

Et si cette parenthèse de folie meurtrière de l’assassin de madame Halimi avait précisément eu à voir avec son antisémitisme, plus surement encore que le cannabis ?  Et si c’était cela, le moment antisémite, la bascule assumée dans le meurtre ?

Si l’antisémitisme est cette sa bouffée délirante, cette éclipse de l’éthique, ce meurtre du sujet alors l’affaire Sarah Halimi en aura été une des plus puissantes illustrations.

On peut comprendre l’antisémitisme comme un meurtre de la responsabilité et du sujet, comme cette capacité à se délester de son discernement, comme le passage à l’acte de son propre dessaisissement et comme une jouissance face à cet abandon.

Le « sheitan » de l’antisémite a été défenestré par Kobili Traoré, c’est pourtant une femme juive qui en est morte et c’est bien de ce meurtre que Kobili Traoré doit répondre.

L’antisémitisme a été retenu dans cette affaire, il est un des synonymes de la haine de la responsabilité, une responsabilité que la Cour d’appel devait convoquer et non congédier …

 

Brigitte Stora

5 réflexions sur “ Meurtre de Sarah Halimi le choix de l’irresponsabilité ”

  • 24 décembre 2019 à 20 h 56 min
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    Je partage totalement cette analyse et cette protestation. Âpres avoir écouté l’avocat de la famille Halimi je m’interroge sur le rôle des psychiatres, à l’exception de Zagury dans cette affaire. Lacan disait qu’il fallait juger les crimes commis par les malades dans leur intérêt. Ce jugement est révoltant. Espérons que la Cassation sera mieux inspirée

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  • 25 décembre 2019 à 9 h 40 min
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    Merci Brigitte. Remarquable. Il faudrait maintenant commenter la fin du message de Joann Sfar : « Les Juifs auront reçu le message.. » alors que tu dis « Il faut toutefois se garder de remettre en cause le fonctionnement de la justice dans notre pays. » Son fonctionnement, je ne sais pas, mais ce qui prévaut dans la constitution du dossier devrait par contre faire l’objet d’une remise en question, faute de quoi, alors oui, les Juifs recevront le message que l’ntisémitisme n’est qu’un facteur non signifiant, loin derrière beaucoup d’autres…

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  • 26 décembre 2019 à 17 h 06 min
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    Brigitte, excellent article.

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  • 27 décembre 2019 à 11 h 20 min
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    merci Madame pour ce texte. Je le garde précieusement, car quelque chose me dit qu’il nous faudra, malheureusement, le relire dans l’avenir en écho à d’autres actes antisémites non jugés.

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