Un climat toxique

 

 

Un climat toxique

 

 “J’imagine qu’une des raisons pour lesquelles les gens s’accrochent à leur haine

avec tellement d’obstination est qu’ils sentent qu’une fois la haine partie,

 ils devront affronter leurs souffrances.”

James Baldwin.

 

 

Quand pendant des années, nous étions quelques-uns à nous inquiéter de l’affranchissement du discours anti juif pointant ici et là les complaisances médiatiques, politiques et intellectuelles avec des Ramadan et des Dieudonné, on nous trouvait suspects, obsédés par l’antisémitisme, judéocentrés etc.

Et pourtant nous savions que les mots n’étaient jamais « innocents ». Nous avions fait de notre effroi face aux catastrophes du 20me siècle, siècle des génocides, des goulags et d’Auschwitz, une vigilance inquiète presqu’insomniaque.

Hélas cette vigilance manqua à l’appel. Et bien des « camarades » nous ont quittés…

Les mots de haine déversés dans les éditos les manifs, les tribunes finirent par autoriser le meurtre.  Les mots s’emparèrent des assassins qui, en tuant, purent dès lors s’en passer…

Des enfants, des jeunes jusqu’aux vieilles dames, la haine antisémite a tué.

Aujourd’hui l’antisémitisme se porte bien. Le racisme aussi. Et la catastrophe identitaire gagne du terrain.

Depuis des années aussi, le même discours, la même folie cible ceux et aussi celles que par un consentement aux discours identitaires, on appelle désormais les « Musulmans ». Comme au temps des colonies…

Mêmes généralisations, même essentialisation, même imputation d’une responsabilité collective, même soulagement devant ce « permis de haïr », même goût pour la chasse, les ratonnades ou pogroms virtuels. Dans ce champ de bataille identitaire, les sentinelles s’effondrent les unes après les autres, laissant entrevoir chaque jour un peu plus cette vague brune qui vient et qui risque bien de nous engloutir.

Face à la panne d’avenir et d’horizon d’émancipation collectif, cette tendance mortifère, cette destructivité dont parlait Freud envahit la toile et les esprits.

Et, comme hier, face aux amis qui justifiaient les mésalliances d’une partie de la gauche avec des courants obscurantistes et antisémites, la même mélancolie, le même effroi devant ceux qui tiennent tranquillement le discours du Grand remplacement et ne reprochent au fond à Eric Zemmour que son outrance verbale. Bien sûr, on ne parlera pas comme lui de « l’extermination des mâles blancs hétérosexuels », mais on pourra partager ses phobies et sa détestation de la prise de pouvoir des femmes, de Greta Thunberg, des métèques, des homosexuels et bien sûr et surtout de l’islam.

D’anciens démocrates peuvent désormais s’autoriser d’un discours qui historiquement était et demeure celui de l’extrême droite. On peut, semble-t-il se repaitre avec l’enthousiasme du néophyte de passions tristes comme le nationalisme, peste de notre époque dont on s’était cru, un temps vacciné. On voue un culte au peuple, au pays réel face aux élites corrompues, on pointe le métissage dangereux, l’invasion musulmane….

On trouve chez ces repentis une jubilation à fustiger ce qui autrefois les constituait : la gauche sous toutes ses formes, l’antiracisme, mais aussi la « bien pensance », le « politiquement correct », le « droit de l’hommisme », ce mot infâme, popularisé par Jean-Marie Le Pen qui aujourd’hui peut semble-t-il s’écrire sans honte.

 Tous ces mots dont on se déleste avec un cynisme triomphant sont ceux de la débâcle éthique. Ce délestage a constitué le programme politique de Trump, et de, Bolsonao, il est la bible des haineux du monde.

 

Depuis des semaines, il semble qu’en France, il n’y ait plus de place que pour un seul débat : le voile. Le voile encore et toujours, le voile même quand c’est un élu du Rassemblement national qui lance la polémique, le voile même quand il est brandi par Eric Zemmour, le voile même après l’attentat contre une mosquée. Jusqu’à la nausée.

Lundi 28 octobre, un ancien candidat sur la liste du front national a tiré devant une mosquée à Bayonne blessant grièvement deux personnes.

 Parler encore du voile après cet attentat, c’est un peu comme parler de Netanyahu après un meurtre antisémite, cela porte un nom : l’obscénité.

Certains l’ont qualifié de « fou » comme celui qui assassina Sarah Halimi, désormais interné en psychiatrie, comme aussi celui qui, en septembre dernier, poignarda une femme voilée…

On nous dit qu’on ne saurait imputer directement l’attentat terroriste de Bayonne avec ce climat délétère autour du voile. Pas plus qu’aux propos repris en boucle sur nos médias du repris de justice Zemmour qui, depuis des années déverse sa haine raciste sur nos plateaux télés. « Pas d’amalgame » s’offusquent certains, les mêmes qui raillaient la formule quand elle était brandie par leurs adversaires.…

Sauf à considérer que la responsabilité a ceci en commun avec l’irresponsabilité ; elles sont infinies.

Il est difficile pour un humaniste de ne pas ressentir un malaise devant ces incessantes polémiques, ces Unes des magazines, ces éditos, ces plateaux télés où se succèdent autant d’autoproclamés spécialistes en islamologie ; l’islam une religion, une culture, une essence ? « Ne pas manger de porc ou refuser de serrer la main à la dame » ; un signe faible ou déjà fort de radicalisation ? Ce malaise touche toutes celles et ceux qui s’inquiètent de ce dynamitage trop largement consenti de notre vie en commun.

La prise en otage, tellement médiatisée, du débat démocratique entre l’extrême droite d’un côté, les islamistes de l’autre nous laisse le plus souvent désarmés.

Nous sommes pourtant nombreux à refuser cette fausse alternative et cette véritable alliance. Mais pas assez nombreux à l’exprimer.

A l’heure de la guerre en Syrie, des morts par milliers d’exilés en méditerranée, de menaces majeures sur nos démocraties, nos valeurs, notre planète, peut-on vraiment consentir à la centralité obsessionnelle de ce débat et surtout à sa caricature ? Car l’indignation, la violence verbale et la confusion viennent souvent remplacer l’analyse. Et la crainte de tomber dans l’escarcelle des discours identitaires finit parfois par nous faire taire.

Je considère le voile comme un signe d’oppression des femmes et je refuse dans un même mouvement la chasse aux femmes voilées. Il y a une différence entre les principes et la vie, et dans l’Histoire, seuls les fascistes et les staliniens ont cru bon pouvoir la gommer.

Dans des pays où le voile est la règle, on doit soutenir et admirer le courage de celles qui le refusent au prix de leur liberté voire de leur vie comme en Algérie, en Iran etc…

Mais le voile n’a pas exactement la même signification ici où il est porté par des minorités souvent en butte au racisme et aux discriminations. Et tous les « voiles » ne disent pas la même chose. En France, certaines le portent et cela reste leur droit.

On doit pourtant s’inquiéter de la virulence de tous les intégrismes religieux, de leur part  commune d’obscurantisme voire de prosélytisme ainsi que de l’imposture de leur revendication « culturelle ».  Les 600 000 évangéliques de France et leurs prêches hallucinés ne relèvent pas vraiment d’une « tradition », quant aux voiles d’origine asiatique portés par des Maghrébines, il n’est pas moins incongru que les perruques … des Séfarades.

Hélas, en dehors des classes privilégiées, il est peu de familles qui ne soient directement touchées par ce phénomène. Aussi, la virulence initiale face à ces « nouveaux convertis » a souvent fait place à une lassitude doublée d’une inquiétude face à tout discours qui exclurait et ostraciserait la petite cousine, la sœur, la mère, l’amie…

 Bien sûr tous les « intégrismes » ne sont pas équivalents. Mais surtout l’intégrisme religieux n’équivaut pas de facto à une radicalisation politique. Et rabattre le voile sur le terrorisme islamiste est un raccourci dangereux et faux car dans un même mouvement, il criminalise toute manifestation religieuse et offre aux djihadistes, responsables en France de centaines de morts, une « spiritualité » inespérée…

Je n’ai pas apprécié l’affiche de la FCPE ; une chose est de rappeler que les mères voilées ont leur place dans l’accompagnement des enfants en sortie scolaire, autre chose est d’en faire une sorte de promotion frondeuse  » Et alors ? « . Personne n’ignore le travail de longue date que les islamistes et leurs alliés ont mené dans les syndicats, associations…Mais la Réaction face à ces affiches discutables releva de l’obscène quand elle mit en parallèle ce slogan avec des djihadistes. Elle offrit aux islamistes une légitimité accrue. Obscène aussi le parallèle douteux entre l’ « esprit Charlie » qui, pour mémoire, avait toujours défendu les droits desétrangers, des sans-papiers etc. et ceux, qui sous-couvert d’une triste instrumentalisation de la laïcité plaident régulièrement pour l’inverse : le rejet des autres et la restriction de l’accueil.

Islamophobie ou racisme ?

Quand notre regretté Charb parlait des « escrocs de l’islamophobie qui faisaient le jeu des racistes », il le faisait adossé au seul point de vue légitime pour le dénoncer : l’antiracisme.

On ne peut oublier que le terme « islamophobie » fut aussi une arme sémantique des islamistes, il servit alors à réintroduire ce qui avait été aboli dans notre république, à savoir le délit de blasphème. Ailleurs, il permit d’exécuter des poètes, des bloggeurs, des féministes, des démocrates du monde « musulman ».

En 2005 eut lieu le procès en islamophobie contre Charlie Hebdo, « dieu merci », les amis du CCIF le perdirent. Il faut sans doute le rappeler aux jeunes générations qui ne perçoivent plus ce mot que comme le masque du racisme. Tout comme il faut rappeler qu’à l’époque ceux et celles qui dénonçaient le plus fort ces « amalgames » étaient aussi les mêmes qui se battaient contre les discriminations, les contrôles au faciès, les expulsions, les bavures policières. Et Charlie Hebdo en était l’emblème.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Notre monde a évolué et pas vraiment dans le sens espéré. La haine de l’islam est devenue un marqueur de l’extrême droite dans le monde, cette rage a pu à l’ombre du terrorisme et des attentats islamistes, se développer et trouver un discours de « légitime défense » mais il fleurit aussi dans des pays qui ne connaissent ni immigration musulmane, ni attentat comme les pays de l’Est, la Hongrie de Orban etc.

 

Le discours de haine de l’Islam vise en réalité les musulmans ou leurs « alliés » supposés comme à Oslo où Breivik assassina 77 jeunes socialistes. Cette haine revendiquée, loin de ce qu’elle prétend être, à savoir une critique légitime d’une religion, est devenue l’arme du racisme.

Elle constitue une pièce majeure de l’arsenal du national populisme qui se répand sur la planète, elle justifie le triste sort des réfugiés et les morts en méditerranée, elle a légitimé l’abandon de la Syrie et des révolutions arabes, elle autorisa l’écrasement de la Tchétchénie, le pilonnage de Sarajevo, la guerre du Golf etc.

Elle a aussi permis aux nationo-populistes d’arriver au pouvoir. Leurs discours mêlant testostérone et terreur d’une « pénétration » des Autres, arme les impuissants au bonheur, les angoissés de l’existence qui, de peur du « grand remplacement » préfèrent prendre les devants…. Il faudrait être particulièrement sourd au monde comme il va pour oublier qu’à El Paso, Christchurch et ailleurs, le débat « sémantique » a été tranché dans le sang. Les enfants assassinés dans une mosquée en Nouvelle-Zélande ne le furent pas au nom de la critique d’une religion…

Le discours raciste ne change guère : ce sont les victimes de la haine qui l’auraient bien cherché. Cette logique perverse oublie que pour être « alimenté », le racisme comme l’antisémitisme ont d’abord besoin d’exister…

Des parents, des conjoints de victimes du Bataclan ne sont pas devenus racistes, des Hongrois qui ne connaissent ni immigration musulmane ni attentats le sont.

croisade contre jihad 

 

On ne peut dénoncer le piège du mot « islamophobie » et son instrumentalisation que solidement campés sur une seule terre ferme ; celle de l’humanisme antiraciste. L’oublier c’est consentir à une similarité de l’agenda de la nouvelle « laïcité » avec celui de l’extrême droite. C’est aussi offrir aux islamistes la victoire qu’ils attendaient, car, dans le silence des démocrates face aux braillements des identitaires, ce sont eux qui risquent s’emparer de la légitime indignation antiraciste. L’appel à la manifestation du 10 novembre initiés par un certain nombre d’ « indigénistes » en est probablement une des illustrations…

 

La droite identitaire n’est pas la  » riposte  » à la radicalisation islamiste, elle en est son plus sûr allié. Jamais et nulle part dans le monde, l’extrême droite n’a combattu l’islamisme, partout elle le renforce.  Car bien sûr, ce n’est pas au nom de la démocratie, des droits des femmes, des Juifs et des homosexuels que le Rassemblement National dénonce l’islamisme. Faut-il rappeler les origines du Front national ? Sa fondation par des membres de l’OAS, des collaborateurs  et d’anciens Waffen SS, ses liens organiques avec les dictatures de tout bord…  Ses postures nouvelles sur la défense de la laïcité et la lutte contre l’antisémitisme s’accordent mal avec son histoire, ses alliances, ses positions passées et actuelles comme le refus de voter les lois sur l’égalité homme femmes, son opposition à l’IVG, ses manifestations contre le mariage pour tous, ses liens avec l’intégrisme catholique, Civitas, Sens commun, etc.

Le combat politique contre l’islamisme ne peut être autre chose qu’un combat démocratique.

Dénoncer la croisade de la droite identitaire qui se mène partout dans le monde ne relève pas d’un supplément d’âme. Il s’agit au contraire du cœur et du sens d’une lutte qui n’entend pas abandonner les démocrates du monde arabe et d’ailleurs. La lutte contre l’islamisme est perdue d’avance si elle fait mine de confondre les valeurs démocratiques universelles avec une défense de la « civilisation » » occidentale et chrétienne.

 

Nos picrocholines querelles hexagonales ne sont peut-être en réalité que l’écho déformé de ce qui se passe ailleurs. La Russie de Poutine, l’Amérique de Trump, la Syrie de Bachar el Assad, la Turquie d’Erdogan semblent jouer une triste partition révélant une alliance mondiale des identitaires contre les droits humains.

Face à cela, trop de silencieux, mais aussi des millions d’hommes et de femmes qui ont décidé de ne plus l’être.

Du Chili au Liban, de l’Algérie à l’Irak, ils sont aujourd’hui nombreux à réclamer ces valeurs qu’ici on croit bon railler : la justice sociale, la démocratie, un Etat de droit, la fin des identités meurtrières.

Ces millions de « bien-pensants », de « politiquement corrects » de « droits de l’hommistes méritent peut-être notre soutien et une solidarité internationale face à tous ces replis identitaires et discours de haine qui partout prétendre rafler la mise du désespoir. La course est engagée. Aujourd’hui comme hier ce sera eux ou … nous.

 

 Brigitte Stora

 

 

 

2 réflexions sur “ Un climat toxique ”

  • 9 novembre 2019 à 9 h 19 min
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    Bonjour,

    Je lis parfois vos commentaires sur des murs FBk amis.

    Je viens de publier votre texte (qui s’accorde pleinement avec ce que je ressens dans le climat actuel) sur mon propre mur.

    Merci, donc, pour ce texte.

    Sébastien

    Réponse
  • 18 novembre 2019 à 12 h 04 min
    Permalink

    Époustouflant! ah ! ma bien chère Brigitte merci pour ce magnifique plaidoyer pour la justice et contre le racisme sous toutes ses formes et contre l’extrémisme d’où qu’il vienne dénoncés à juste titre haut et fort! Merci pour ce texte clairvoyant, courageux et puissant !
    Ah on en sort revigoré!
    Je vais lire ce texte en public dans un cercle d’amis qui sauront l’apprécier.
    Bravo mon amie! Bravo ma soeur!
    Bien affectueuses pensées
    Schéhérazade

    Réponse

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