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PARCE QU’À PRONONCER VOS NOMS SONT DIFFICILES

Mardi 5 mars 2019 par Brigitte Stora, Journaliste et documentariste
Publié dans Regards n°1039

L’antisémitisme n’a rien de nouveau et c’est bien en cela qu’il est effrayant. Si pendant longtemps nous avons été seuls à repérer cette menace, à sentir cette bascule, cette levée du tabou qui annonçait le pire, cela n’est plus le cas aujourd’hui.

Il faut désormais faire assaut d’un déni particulier pour nier l’évidence : la parole antijuive libérée depuis près de vingt ans s’autorise désormais sans détour ni même l’alibi de la « cause palestinienne ».

On avait commencé sur le diesel et on termine avec les Juifs ! Comme dans la blague, pourquoi les Juifs et pas les coiffeurs. Pierres tombales profanées, jusqu’à l’arrachage de l’arbre planté à la mémoire d’Ilan Halimi, graffitis haineux, mais aussi slogans et banderoles faisant référence à la banque Rothschild, sont devenus hélas quotidiens. Et puis, il y eut les scènes effroyables ; Alain Finkielkraut pris à partie par une meute antisémite, Ingrid Levavasseur, une des porte-parole des Gilets jaunes molestée dans un déferlement de rage misogyne, où soudain le mot « juif » surgit comme l’acmé de la haine.

L’absurdité qui consiste à traiter de « sale Juive » une femme qui ne l’est pas n’est pas moins incongrue que ces antisionistes qui suggèrent à leurs victimes de « rentrer » à Tel-Aviv. Mais la confusion risible est aussi une signature, celle de la haine antisémite.

Les adeptes de Soral et de Dieudonné ont trouvé là un lieu inespéré d’expression. C’est cette mouvance où la confusion rouge, vert, brun domine qui se sent aujourd’hui plus que jamais pousser des ailes. Depuis des années déjà, ils investissent réseaux sociaux et manifestations. Ils sévissent partout, des banlieues aux « manifs pour tous ». Ils ont la posture rebelle du fascisme historique et revendiquent la confusion entre émanci-pation et affranchissement. Comme un écho à l’air du temps. Ce n’est pas tout à fait par hasard si ces derniers mois, leurs voix ont été permises.

Le rejet du politique et des représentations, les références au peuple réel contre les élites mondialisées et hors-sol partagent le même imaginaire que l’antisémitisme qui a toujours confondu les Juifs avec la domination mondiale, occulte et abstraite.

Le discours populiste porte l’antisémitisme dans ses flancs, comme les nuages portent la pluie. Quand on s’épargne une critique politique du système capitaliste pour lui préférer un anagramme/
anonyme tel le mot « anti-système », c’est souvent le nom juif, parfois inconsciemment qui est alors convoqué. Et l’antisémitisme semble enfin chez lui quand il peut aller jusqu’à se passer du nom juif.

L’antisémitisme moderne qui, après la Shoah, ne pouvait s’autoriser d’un vocabulaire désormais marqué au fer rouge, a encore et toujours pour cible le nom juif : le Juif à effacer.  Quitte à le contourner comme le fit Staline, en parlant de cosmopolites et de sionistes. Quitte aussi à nier dans le même mouvement la haine singulière qui le vise. Que d’anciens trotskistes puissent dénoncer « l’antisémitisme et son instrumentalisation » aux côtés des Indigènes de la République et des islamistes pourrait faire franchement sourire, mais c’est bien le rire de Staline qu’on entend.

A droite, les « spécialistes de l’antisémitisme musulman » se sont faits discrets. Mais étrangement, alors qu’à l’extrême gauche, on aurait pu tenir sa revanche en fustigeant l’antisémitisme « national », les voilà de nouveau aussi indulgents envers ces « débordements » qu’ils l’avaient été envers l’antisémitisme islamiste. Difficile dès lors de ne pas croire en une complaisance envers l’antisémitisme lui-même et envers la haine sous toutes ses formes, bien loin des alibis que constituerait l’amour des étrangers ou celui du prolétariat.

Bien sûr l’explosion récente des actes antisémites ne saurait être imputée directement aux « gilets jaunes ». Pas plus qu’on ne pourrait les rendre responsables de la victoire possible de l’extrême droite. Sauf à considérer que l’irresponsabilité brandie comme une revendication par ce mouvement porte en elle précisément toutes ces dérives.
Une manifestation contre l’antisémitisme a été appelée pour la première fois par l’ensemble des forces démocratiques à Paris le 18 février. Enfin. 20.000 personnes se sont rassemblées place de la République sans enthousiasme ni colère, comme si la nécessaire responsabilité face à l’antisémitisme relevait aussi d’une désillusion. L’antisémitisme est là, malgré la Shoah… Il est un des noms du Mal qu’aucune rédemption n’a jamais éradiqué. Ce Mal présent à l’intérieur de toute culture, de toute civilisation, cette destructivité propre à tout humain est aussi la « mauvaise nouvelle » que la pensée juive et la psychanalyse ont en partage.

« J’ai mis devant toi, la vie et la mort, tu choisiras la vie », peut-on lire dans Devarim (Deutéronome). La tentation antisémite ressemble au refus du choix de la vie. Face à elle, comme face au Mal sous toutes ses formes, il n’y a jamais de victoire définitive, mais un choix, un jugement, une vigilance de tout instant.

On ne peut guère marcher contre l’antisémitisme, tout au plus lui faire face ensemble, dans une désillusion partagée, en ayant un peu froid, en se demandant pourquoi on piétine tant. Mais en se tenant debout, malgré tout, dans une solitude collective et peut-être enfin partagée, place de la République.

 

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