Dreyfus Polanski le déshonneur

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Dreyfus, Polanski, le déshonneur

 Si, au nom de la nécessaire lutte féministe, on ne peut pour autant devenir sourdes aux dérapages antijuifs, doit-on au nom de la dénonciation de l’antisémitisme nous faire les complices des agressions contre les femmes?

Manifestation devant la salle Pleyel à l'arrivée des invité·es de la 45e cérémonie des César, le 28 février 2020. | Lucas Barioulet / AFP
Manifestation devant la salle Pleyel à l’arrivée des invité·es de la 45e cérémonie des César, le 28 février 2020. | Lucas Barioulet / AFP

Doit-on consentir à ces assignations identitaires, à ces dérapages abjects et à ces violences faites aux femmes? Doit-on accepter l’inacceptable; le renoncement à soi-même?

L’affaire Polanski semble concentrer encore une fois toutes les horreurs de notre temps.

Que celui qui fut un grand cinéaste, l’auteur de l’inoubliable Pianiste, l’enfant du ghetto de Cracovie, soit devenu l’emblème de la pédophilie, constitue un grand chagrin.

Un chagrin et une colère car ni le talent, ni les souffrances passées ne pourront jamais occulter, atténuer ou pire, justifier les agressions contre des femmes. Une colère inquiète quand son nom semble devenir à lui tout seul l’emblème des violences faites aux femmes.

Le Juif puissant, prédateur, pédophile, au-dessus des lois correspond à une image millénaire véhiculée par des siècles de haine. Ce sombre imaginaire ne peut ni servir de bouclier face aux accusations, ni être ignoré.

Polanski a reçu son cinquième César en tant que réalisateur du film J’accuse en dépit d’accusations et d’une condamnation de viol sur mineure. On ne peut que partager cet autre dépit: comment faire abstraction ou pire, comment peut-on délibérément tourner le dos à la parole singulière, collective et politique des femmes?

Pourtant dans cette soirée des César, la vulgarité l’a disputé à la dérobade. Le réalisateur absent y occupa une place centrale presque obsédante. Sa personne, son âge et sa taille furent moqués, son nom fut écorché. L’indignation, quand elle croit pouvoir faire signe à la meute se retrouve souvent moins du côté de la justice que du lynchage. Tout lynchage, même en paillettes et talons hauts, provoque des haut-le-cœur et le lynchage d’un Juif, parce qu’il renvoie à une vieille habitude, laisse toujours un goût de cendre.

Bien sûr, le piteux bégaiement de Jean-Pierre Darroussin ne doit pas le ranger du côté des nazis; l’acteur a regretté, affirmant n’avoir pas «cherché à humilier Polanski», ajoutant même que ses propres filles étaient juives… Plus problématiques furent les appels de certaines féministes demandant à «gazer» Polanski plutôt que les manifestantes.

Certes, l’expression «gazer», fréquemment utilisée dans les manifestations, faisait référence aux gaz lacrymogènes, pas à Treblinka. Si l’on peut partager un certain malaise, rabattre purement et simplement ces mots sur Auschwitz et la Shoah relève de l’indécence victimaire hélas aujourd’hui abondamment partagée. Tous les dérapages, qu’on les considère racistes ou antisémites, ne sont pas équivalents au génocide, à l’esclavage et au colonialisme.

Ces raccourcis en miroir aussi violents que dérisoires nous conduisent régulièrement à ces fameux tribunaux médiatiques que les mêmes dénoncent. Ils suscitent la colère et les larmes mais pas la pensée. De toutes parts, on semble préférer au difficile partage de nos histoires le repli dans nos souffrances singulières devenues boucliers, parfois glaives…

Pourtant, on ne nous empêchera pas de nous demander de quel triste imaginaire certains semblent encore lestés. Ni d’entendre la terrible musique d’une dénonciation de «prédateurs» quand ces derniers sont «puissants» et juifs.

La liste des noms des délinquants sexuels, juifs et rien que juifs, énoncés avec la légèreté ricanante de la maîtresse de cérémonie m’a procuré, encore une fois, cette étrange sensation d’étouffement entre l’effroi et la mélancolie. Car c’est précisément ici que le pire réside, non dans la détermination consciente antijuive mais dans ce terrible inconscient ou cette innocente inconscience, rappelant la force increvable d’un imaginaire aussi puissant qu’insu.

Un imaginaire qui souvent dans l’histoire autorisa l’indifférence au crime.

Si les assassins de Charlie Hebdo et des Juifs de l’hyper cacher ont trouvé grâce aux yeux de Virginie Despentes, alors je lui laisse bien volontiers son regard et sa plume trempés dans le fiel, un fiel vendeur, volontiers ambigu dont je ne veux surtout pas pour la défense des droits des femmes. Le lien entre l’artiste et l’œuvre est ici aussi convoqué. La responsabilité citoyenne est encore augmentée quand on est artiste. Le talent n’absout rien, au contraire il oblige. Et cela vaut partout et pour toutes et tous.

Alors quoi? Au nom de cette conscience aiguë, rendue inquiète par des siècles de violence, devrait-on se ranger du côté d’une autre injustice et d’une autre cécité? Si, au nom de la nécessaire lutte féministe, on ne peut pour autant devenir sourdes aux dérapages antijuifs, doit-on au nom de la dénonciation de l’antisémitisme nous faire les complices des agressions contre les femmes?

Qu’on ne me compte jamais parmi les défenseuses de «nos hommes racisés» ou dans une démarche en miroir de leur «droit à nous importuner». «Nos hommes» ne sont plus nôtres s’ils agressent nos sœurs.

Et la défense pitoyable, masculiniste et volontiers communautariste des amis de Polanski nous renvoie un peu plus à la confusion qu’ils prétendent dénoncer. Les faits, disent-ils seraient anciens, les filles un peu légères, «déjà pubères» selon un académicien qui semble trouver assez de maturité à une fille de 13 ans pour subir les outrages d’un immense cinéaste mais pas assez pour Greta Thunberg qui à 16 ans n’a que l’âge de se taire… L’appui jusqu’à l’obscène de l’antisémitisme, supposé conduire tous les détracteurs de Polanski, a constitué la ligne de défense/accusation des supporters du cinéaste.

Du titre du film J’accuse jusqu’au dossier de presse qui accompagnait sa sortie, un parallèle aussi sordide qu’indécent fut délibérément mis en avant. À travers Dreyfus, c’est Polanski lui-même qui décidait d’accuser.

Son ami Pascal Bruckner appuya le périlleux parallèle: «En tant que juif chassé pendant la guerre et cinéaste persécuté par les staliniens en Pologne, survivrez-vous au maccarthysme néoféministe actuel qui, tout en vous poursuivant dans le monde entier pour empêcher la projection de vos films, a obtenu votre exclusion de l’Académie des Oscars?» Ainsi donc le féminisme justicier, celui avec lequel on a le droit de prendre ses distances, fut tranquillement mis en parallèle avec le goulag et la Shoah… Rien de moins.

La nausée devant ce monument d’irresponsabilité a conduit une nouvelle plaignante à relever le gant. Beaucoup ont à juste titre considéré que l’«innocente victime poursuivie et harcelée» n’était quand même pas celui qui s’en proclamait.

Devant tant de frivolité, une descendante du capitaine Dreyfus a même dû rappeler que son arrière-grand-père n’avait jamais violé personne, que le capitaine Dreyfus fut condamné à tort et qu’il était innocent…

Mais, rendus plus hardis par les réels dérapages énoncés, les défenseurs de Polanski ont poursuivi leur indécent plaidoyer.

Le même Bruckner récidiva en parlant désormais de «pogrom féministe», d’autres se sont cru autorisés à fustiger les «féminazies» et autres «Kommandantur»… Les mêmes, toujours, qui n’ont pas de mots assez forts pour mépriser la jeunesse et ses errances se permettent toutes les outrances d’un parti pris idéologique. La défense des Juifs, la sollicitude à éclipse envers les femmes et les homosexuels sont embarquées dans une troublante croisade identitaire. Ainsi la dénonciation de Ladj Ly, le réalisateur du beau film Les Misérables est régulièrement mise en parallèle avec celle de Polanski (au risque de tordre les faits comme le fit la presse d’extrême droite qui parla à tort de «crime d’honneur»). On peut ainsi avec une certaine perfidie reconduire tout en la dénonçant la concurrence mémorielle et communautaire…

Face à tout cela, le dégoût ou le recul peuvent apparaître comme des protections nécessaires. Pourtant, en matière de sexisme mais aussi de racisme et d’antisémitisme, il n’y a pas de position de juste milieu ni de retrait possible. Le patriarcat et les rapports de pouvoir et de domination existent et s’en abstraire, c’est finalement toujours leur complaire.

Pas plus qu’il n’y a de luttes secondaires, de linge sale qu’on lavera en famille, c’est la vigilance face à tout dérapage qui est la condition d’un combat pour la justice. Dans le consentement aux outrances inéluctables, il y a le lâcher-prise d’une exigence démocratique, il y a le cadeau offert à l’offensive réactionnaire. La confusion et le lynchage ne sont pas du côté de l’émancipation et de la justice. Woody Allen, accusé par sa seule ex-épouse et une partie de sa famille déjantée mérite sans doute mieux qu’un tribunal populaire et la lâcheté d’une maison d’édition.

La libération de la parole des femmes à travers MeToo est un mouvement collectif et politique qui ne fait que commencer. Des siècles d’impunité, de connivence et de silence sont peut-être enfin en train de s’achever. Aussi, parler uniquement «justice», «plaintes» ou «prescription», c’est ne rien comprendre au silence imposé pendant des siècles aux femmes. Un silence que les témoignages bouleversants de Sarah Abitbol, Vanessa Springora, Adèle Haenel et des milliers d’autres femmes sont en train de briser désormais, apportant une parole intime, singulière et pour cela même universelle. Ces voix ne se tairont pas.

Nous n’avons pas à consentir aux prises d’otage mortifères de nos identités et de nos combats. Nous n’avons pas à nous découper en parts de marché identitaires, nous n’avons pas à renoncer à nous-mêmes.

Femme, juive mais aussi beaucoup d’autres choses, j’ai comme beaucoup d’autres personnes une conviction intime, devenue peu audible par les temps qui courent, celle de croire que pour lutter contre le sexisme et l’antisémitisme, il n’est besoin ni d’être femme ni d’être juive.

P.-S. Un beau film a échappé aux polémiques et aux récompenses. Hors normes, qui portait bien son nom, racontait une histoire fraternelle. Dans ce film, on ne comptait pas les Noirs, les Juifs, les Arabes, les hommes et les femmes, les «normaux», les autistes et tous les autres. Les réalisateurs Olivier Nakache et Éric Toledano ont rendu hommage à cette France dont on parle si peu, à ces gens de toutes origines qui travaillent ensemble et continuent de croire en la solidarité. L’histoire paraît incroyable, elle est pourtant vraie, car tirée de faits réels… Le film qui n’a pas eu les honneurs de la profession a toutefois reçu le prix des lycéens. Loin des haines en miroirs, des meutes communautaristes, des dérapages antisémites et des lynchages médiatiques, les lycéens ont voté pour le partage. La réponse peut-être de cette génération trop souvent ignorée face à ce monde ancien, rance et haineux, une génération de jeunes hommes et de jeunes femmes qui n’a pas encore dit son dernier mot.

 

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